Jésus a-t-il existé? (Le mythe de Jésus) – par Charles Hainchelin (1901-1944)
LE contenu de cette page est repris de la revue Études marxistes n°5 du 20 mai 1990, copyright EPO. Le site d'où l'article a été extrait mentionnait que «La reprise, la publication et la traduction sont autorisées pour des buts strictements non lucratifs». Le texte était précédé de l'introduction reprise ci-dessous en italiques.
Ce texte de Charles Hainchelin est extrait de son étude sur «Les Origines de la Religion», publiée pour la première fois en 1935, sous le pseudonyme de Lucien Henry, et réédité en 1955 par les Éditions Sociales.
«Les Origines de la Religion» furent en France la première application du marxisme à la question religieuse. Georges Sadoul souligne à ce propos, dans la préface à l'édition de 1950, qu'Hainchelin ne s'est pas contenté d'exposer dans son œuvre certains faits historiques mais qu'il a combattu avec verve et vigueur les théories fausses ou erronées généralement accréditées sur les origines de la religion.
Le chapitre de son livre sur le mythe de Jésus, que nous vous présentons aujourd'hui, démontre à suffisance la justesse d'appréciation de Sadoul et combien il serait important que le livre soit réédité.
Mais l'œuvre méconnue de Charles Hainchelin couvre d'autres aspects de l'histoire ; ainsi, en cette année du Bicentenaire de la Révolution Française, il faut souligner qu'à la veille de la guerre 39-45, Hainchelin entreprit une véritable «Histoire de la contre-Révolution française», dont seul le premier volume fut publié. Celui-ci traite de «Coblence» (1789-1792). Les rétroactes et la fuite des aristocrates vers l'Allemagne, leur installation à Coblence y sont analysés sous l'angle de la lutte des classes et des rapports étroits qu'entretiennent les partisans de l'Ancien Régime avec leurs acolytes de l'étranger au service desquels ils se mirent.
Le communiste Charles Hainchelin, héros de la Résistance, commandant des Francs Tireurs et Partisans, fut abattu par des miliciens français au service des nazis, le 25 août 1944
Jésus a-t-il existé? Bien entendu, nous ne pouvons songer à donner ici un exposé complet de notre point de vue : un gros volume n'y suffirait point et d'ailleurs entasser argument sur argument est une besogne singulièrement aride et en même temps singulièrement facile.
1. Jésus dans la littérature
1.1 Littérature juive
Y a-t-il dans la littérature juive des traces qui témoignent d'une existence historique de Jésus ? Certes oui, mais elles sont tardives et on ne les rencontre que dans le Talmud, produit du messianisme purement hébreu, davidique ; or, le Talmud de Palestine fut rédigé seulement 400 ans après Jésus-christ et celui de Babylone vers 500. Ce qui est dit de Jésus procède d'une polémique anti-chrétienne assez basse ; c'est, en effet, dans le Talmud que nos anticléricaux de Vendredi saint – et seulement de Vendredi saint – ont trouvé la fable qui fait du Messie le fils d'une coiffeuse juive et d'un soldat romain Panthéra (Ben Pandira) et que connaissait Celse dès le second siècle. Fait caractéristique, et qui prouve que les rédacteurs du Talmud n'ont connu l'existence du Christ que par les livres chrétiens, ils ne lui donnèrent jamais son nom hébreu, mais seulement son nom grec. Le grand-rabbin Israël Lévi a d'ailleurs pu établir que :
Les notions plus ou moins fantaisistes sur la personne de Jésus qu'on trouve dans le Talmud ne sont que la réfraction dans les milieux juifs des récits chrétiens eux-mêmes. [1]
Remarquons encore que le Talmud ne connaît pas Caïphe comme ayant présidé le Sanhédrin.
Mais n'y a-t-il pas eu avant les rédacteurs du Talmud des écrivains juifs ? Si.
Et d'abord Philon d'Alexandrie (~34-54). Nous avons vu combien grand fut son rôle dans la formation du christianisme ; il écrivit assez longuement sur l'Ère de Pilate et, dans quelque cinquante traités qui nous restent de son œuvre, il ne mentionne pas l'existence de Jésus, ni même celle du Christ (il faut en effet distinguer ces deux noms qui recouvrent deux notions distinctes).
L'historien juif Flavius Josèphe [2], né en 38 à Jérusalem, publia en 93 ses Antiquités judaïques où, avec force détails, il donne le récit des événements qui se déroulèrent en Judée. Lui non plus ne mentionne pas Jésus et, pourtant, il parle d'autres Messies, du Samaritain, de Juda le Gaulonite, de Theudas, bref d'hommes qui, si nous comparions leur vie, leurs actions, leur influence avec celles de Jésus que relatent les évangiles, ne jouèrent qu'un rôle de second plan. On pourrait nous objecter que, dans l'œuvre de Flavius Josèphe, plus exactement au XVIIIe livre des Antiquités judaïques se trouve le passage suivant :
1° Assaillis sans armes par des hommes bien préparés, beaucoup (de juifs) périrent sur place ; les autres s'enfuirent blessés. Ainsi finit l'émeute.
2° Et il vint vers ce temps Jésus, un homme sage si toutefois on le peut dire un homme ; car il était l'auteur d'actes merveilleux, maître des hommes qui reçoivent avec joie la vérité ; il attira beaucoup de Juifs comme aussi beaucoup de Grecs. Ce fut le Christ. Quand, sur la dénonciation de ceux qui étaient les premiers de chez nous, Pilate l'eut condamné à la croix, ceux qui l'avaient tout d'abord aimé ne cessèrent pas ; car il leur apparut, trois jours après, ressuscité de nouveau. Et les prophètes divins avaient prédit cela et dix mille autres merveilles sur lui. Aujourd'hui encore n'a pas disparu la secte des chrétiens nommés d'après lui.
3° Dans le même temps, un autre terrible coup frappait les Juifs. [+]
Lisons ce passage avec soin et nous conclurons qu'il est apocryphe, qu'il a été ajouté et attribué à Josèphe par un faussaire aussi naïf que pieux. Car si l'historien juif avait pu en rédiger la deuxième partie, il eût été chrétien ; or, il ne l'était pas. Comme l'écrivit Voltaire :
Quoi, ce Juif obstiné aurait dit que Jésus était le Christ ? Quelle absurdité de faire parler Josèphe en chrétien ! [3]
Qu'il y ait interpolation, c'est l'avis de la plupart des auteurs, de tous ceux qui sont rompus à la critique moderne des textes ; c'est, entre autres, l'opinion du père Lagrange (de la Société de Jésus) et de Monseigneur Batiffol qui, une fois certes n'est pas coutume, nous serviront de caution. Cette interpolation apparaît nettement et coupe le cours du récit : 3 suit naturellement 1. Si la première partie de la citation que nous avons donnée se rapporte à la répression de l'émeute de Jérusalem, la troisième a trait à la déportation en Sardaigne de 4 000 Juifs romains. Notons enfin que ce passage ne se rencontre pas dans le texte de F. Josèphe actuellement reconnu comme le plus ancien, celui dont disposait Origène – cet auteur nous apprend même que Josèphe ne croyait pas que Jésus fut le Messie (C. Celse, I, 47) – et qu'on le trouve seulement depuis Eusèbe (320) qui le mentionne dans son Histoire ecclésiastique.
Ce faux grossier prouve combien il a paru nécessaire aux Pères de l'Église, aux chrétiens, d'avoir sur la vie de Jésus des témoignages autres que ceux du Nouveau Testament. Dans son Histoire des Juifs, Josèphe parle encore d'un Jésus, fils d'Ananus qui troubla la fête des Tabernacles, fut arrêté et flagellé, puis libéré comme fou et tué lors du siège par les Romains ; l'interpolation relative à Jésus, fils de Joseph et de Marie, est rendue plus sensible encore par ce passage.
Enfin, nous savons, grâce à Photios, patriarche de Constantinople au IXe siècle, qu'un autre historien juif, Juste de Tibériade, né en Galilée et contemporain de Josèphe, son rival, auteur d'une Guerre des Juifs et d'une Chronique des rois juifs, œuvres aujourd'hui perdues, ne faisait aucune mention de la venue du Christ, des événements de sa vie, de ses miracles, de sa Passion.
La Mischna, les œuvres dites «tanaïtes» qui font aussi partie de la littérature juive d'alors, sont entièrement muettes.
1.2 Littérature profane
Tout d'abord aucune trace officielle, administrative, n'existe de la condamnation de Jésus et c'est pourquoi les faux furent commis de bonne heure, tant par les païens que par les chrétiens qu'un tel silence desservait et tourmentait.
À la fin du second siècle, dans les communautés de Rome, circulait, entre autres, une fausse lettre de Ponce Pilate à Claude ; il semble que tous les faux chrétiens concouraient au même but : la lutte contre une hérésie, le docétisme dont les adeptes niaient la matérialité de Jésus fait homme, la réalité humaine de la Passion : cette hérésie remontait aux premiers temps du christianisme :
Alors même, écrivit plus tard saint Jérôme (Adv. Lucifer, 23) que le sang de Christ n'était pas encore sec en Judée, il se trouvait des gens pour affirmer que le corps du Seigneur était un fantôme ! [4]
L'existence même des Docètes, soulignons-le, constitue en faveur de la thèse mythique un gros, un très gros argument.
Tacite parle du Christ à propos de l'incendie de Rome (en 64), dont Néron fit retomber la responsabilité sur les chrétiens. Voici le fragment essentiel de ce passage :
Pour faire taire cette rumeur qui l'accusait [Néron, de l'incendie], Néron substitua des accusés et infligea les tortures les plus raffinées à des hommes que leurs abominations rendaient odieux, et que le vulgaire appelait chrétiens. L'auteur de ce nom, Christ, avait été condamné au supplice sous le règne de Tibère par le procureur Ponce Pilate. [5]
Or, les Annales de Tacite n'ont été trouvées qu'en 1429 ; sans aller avec Hochart jusqu'à douter de leur authenticité et jusqu'à les attribuer au Pogge, nous avons le droit, le devoir même, de douter de leur valeur historique et plus encore de l'originalité de leur texte. De plus, Tacite écrivit son œuvre entre 115 et 117, c'est-à-dire à un moment où la tradition chrétienne était assez connue et où la communauté de Rome avait déjà quelque importance. Écrire à cette date que les chrétiens croyaient en un certain Christ mis en croix par Ponce Pilate ne constitue qu'un bien maigre argument en faveur de l'existence de Jésus, d'autant plus que le renseignement vient vraisemblablement des cercles chrétiens eux-mêmes. Le témoignage que rendait Tacite à l'existence du Christ est donc bien faible ; avec Bruno Bauer nous pouvons conclure :
Bien que peu versé dans l'histoire des archives, il [Tacite] a dû puiser le fait que le fondateur du christianisme fut condamné à mort par Ponce Pilate dans les mêmes archives officielles que celles où Tertullien a découvert une note relatant qu'au moment de la mort de Jésus, le soleil s'était obscurci en plein midi. [6]
La suite du texte de Tacite, que ne confirme aucun autre auteur antique, et où il narre les tortures, les supplices infligés aux chrétiens, soulève aussi de graves impossibilités ; et de plus, les auteurs contemporains n'en contiennent aucune confirmation.
Et Suétone ? Dans sa Vie des Césars, publiée vers 121, nous lisons :
Les Juifs poussés par Chrestus, causant d'incessants tumultes, il les chassa de Rome. [7]
Bien piètre témoignage : Suétone confond les chrétiens et les Juifs ; à le lire il semble que Chrestus habitait Rome au temps de Claude. P. L. Couchoud, dans son Mystère de Jésus, remarque enfin que le nom de Chrestus était fréquent chez les esclaves et les affranchis ; il figure plus de quatre-vingt fois dans les inscriptions latines de Rome. Quelle valeur accorder sérieusement au texte de Suétone, même si l'on admet l'identité de Chrestus et du Christ ?
Le même auteur dans son Néron (XVI) note incidemment entre l'interdiction faite aux cabarets de vendre aucune denrée cuite et celle des abats faites aux conducteurs de quadriges :
On livra aux supplices les chrétiens, sorte de gens adonnés à une superstition nouvelle et malfaisante.
Ce texte ne prouve que l'existence des chrétiens, et non celle du Christ.
Reste la fameuse lettre de Pline le Jeune à Trajan que certains historiens tels Homo, dans son livre les Empereurs romains et le christianisme, et Couchoud, acceptent trop facilement pour vraie ; en réalité – et c'est l'opinion de Bruno Bauer, d'Ernest Havet, de G. Brandès, et surtout de Hochart qui en fit la démonstration convaincante – cette authenticité est douteuse ; c'est très probablement Gioconda di Verona qui en fabriqua le texte au XVIe siècle, en suivant de très près les paroles de Festus au roi Agrippa (Actes des apôtres, XXV, XXVI). Pline le Jeune, que Trajan aurait nommé en 111 légat de Bithynie, au nord de l'Asie mineure, aurait consulté l'empereur l'année suivante au sujet des chrétiens :
Je me suis fait, Seigneur, une habitude d'en référer à vous sur toutes les affaires où j'ai des scrupules… Je n'ai jamais assisté à aucun procès contre les chrétiens. Aussi, je ne sais pas ce qu'on punit d'ordinaire chez eux, sur quoi porte l'enquête, ni jusqu'où doit porter leur punition… Voici la règle que j'ai adoptée à l'égard de ceux qui ont été déférés devant moi comme chrétiens… Tous (ceux qui ont été nommés par le dénonciateur) ont adoré votre image, les statues des dieux et ont maudit le Christ. Ils assuraient que toute leur faute ou toute leur erreur s'était bornée à ceci : à jour fixe, avant le lever du soleil, ils se réunissaient et tout à tour ils récitaient entre eux un hymne au Christ comme à un dieu, – ils s'engageaient par serment, non à quelque crime, mais à ne pas commettre de vol, de brigandage, ni d'adultère, à ne point manquer à leur promesse, à ne point nier un dépôt ; après cela, ils avaient coutume de se retirer et de se réunir à nouveau pour manger en commun une nourriture ordinaire, innocente… Cette superstition contagieuse a infecté non seulement les villes, mais aussi les campagnes et les bourgs. Je crois qu'on peut l'arrêter et y remédier. Ce qu'il y a de certain, c'est que les temples qui étaient quasi déserts, sont de nouveau fréquentés, que les sacrifices solennels longtemps négligés ont repris et que partout on vend la viande des victimes qui ne trouvait que peu d'acheteurs.
Ce texte serait-il authentique qu'il prouverait seulement l'existence des chrétiens qui chantaient un hymne en l'honneur du Christ comme s'il eût été Dieu ; bizarre témoignage en faveur de la réalité historique de Jésus !
Aucune allusion à Jésus ne se trouve dans les œuvres de Plutarque (46-120) pourtant si avide de faits religieux, de Juvénal (55-140), de Martial (40-103), de Perse (34-62), de Sénèque (2-63), de Pline l'Ancien (23-79) qui, dans son Histoire naturelle pleine de récits merveilleux, ne relate aucun des miracles rapportés par les évangélistes ; or ces auteurs, dont certains étaient toujours à l'affût de notations concrètes, ont rapporté des faits souvent plus infimes que l'auraient été l'agitation messianique, les miracles et la Passion du Christ, et jusque vers 160 persista ce silence ; ainsi Apulée (125-fin du IIe siècle), de tous les écrivains de l'antiquité le plus curieux de connaître les religions, ne mentionne nulle part les chrétiens.
Enfin, inscriptions, sculptures, etc., ne nous fournissent rien. Dans les trois premiers siècles, on ne trouve, par exemple, aucune trace relative à la naissance du Christ ; c'est seulement au début du IVe siècle qu'il fut représenté dans la catacombe saint Sébastien, enveloppé de langes à l'égyptienne, la tête entourée d'un nimbe, avec Joseph, Marie, le bœuf et l'âne près de lui, figuration empruntée à la fois à la religion isiaque et aux évangiles.
1.3 Littérature chrétienne
Du silence des écrivains juifs et des écrivains profanes nous pourrions conclure à la probabilité de la non-existence historique du Christ, mais pour mener à son terme notre démonstration, pour montrer que «l'homme fait ses Christs comme il fait ses dieux» (Robertson), il nous faut examiner, non moins brièvement, le Nouveau Testament, les œuvres qui le composent dans l'ordre chronologique vraisemblable (nous laisserons de côté toute discussion relative aux auteurs et aux dates ; ces faits, si intéressants soient-ils, n'ajouteraient que bien peu à ce que nous rapportons ici).
Dans l'Apocalypse, le plus vieil écrit chrétien, construit avant tout sur des thèmes juifs, Jésus n'apparaît que sous l'aspect d'un mythe ; c'est avant tout l'agneau, la bête du sacrifice pascal, mais une bête féroce, qui prophétise la fin du monde :
Et ils disaient aux montagnes et aux rochers : Tombez sur nous, et cachez-nous devant la face de celui qui est assis sur le trône, et devant la colère de l'agneau ; car le grand jour de sa colère est venu, et qui peut subsister ? (6:16-17).
Son sacrifice n'a rien d'expiatoire. Il vient au monde, et sa mère est la Vierge céleste (Apoc. 12:1) qu'il épousa ensuite mystiquement après avoir chassé la Bête, détruit la mer, c'est-à-dire ce qui restait du chaos primitif, où vivait le Dragon ; ne reconnaît-on pas là un vestige des vieux mythes babyloniens recueillis par le judaïsme. [8]
Il ne descend pas sur terre, «là où N.-S. a aussi été crucifié» [9] mais monte vers Dieu ; on ne trouve aucune mention du supplice judiciaire, de la crucifixion, et si l'on décrit sa mort, c'est celle d'un jeune bélier à 7 yeux et à 7 cornes, et qui est égorgé (5:6-8). Immolé avant la fondation du monde (13:8) il ne quitte le ciel que pour procéder à l'extermination des hommes et à l'instauration du fameux règne de mille ans.
Fils de la Vierge céleste, Bélier stellaire, grand prêtre Dieu ou Cavalier sanglant, le Jésus de l'Apocalypse est tout mythologique. Il est le Jésus de Paul, mais renforcé dans les cieux, écarté de la condition servile, éloigné de tout semblant d'attache terrestre. [10]
Comment, avec les données d'un écrit intéressant parce qu'il montre le passage du judaïsme au christianisme, parce qu'il révèle un des premiers moments de l'éclosion du mystère chrétien, conclure à l'existence d'un Jésus historique ?
Les Actes des apôtres ne nous apprennent rien de Jésus ; plus même, nous y apprenons que les Athéniens dirent de Paul, venu en leur ville pour leur annoncer Jésus et sa résurrection :
Il paraissait vouloir proclamer des dieux étrangers. (17:18)
La Didakhé, qui a été rédigée vers l'an 100, ne connaît pas non plus un Jésus historique, ni le Pasteur d'Hermas, postérieur (vers 130) ; ce dernier écrit ne parle pas même de la crucifixion, et il fait de Jésus un archange, peu distinct de l'archange Michel, devenu par adoption fils de Dieu selon la chair, parce que l'auteur, prophète bavard et quelque peu naïf, voulait donner à cette chair une dignité capable d'expliquer la résurrection. Rien d'historique donc, mais déjà une certaine historisation. Jésus n'est plus en ressemblance d'homme, mais fait de chair.
L'historicité du Christ paulinien antérieur à ces derniers écrits, est elle aussi très douteuse ; dans les œuvres de Paul (ou attribuées à Paul) [11], le Christ apparaît plutôt sous l'aspect d'un mythe gnostique. Certes, souvent, les théologiens utilisent en faveur de leur thèse la mention qui est faite des frères de Jésus (1 Cor. 9:5), mais toute personne un peu familière avec la langue du Nouveau Testament sait que ce terme est employé au sens figuré ; qu'on se reporte par exemple à l'évangile attribué à Marc (3:33). Quant aux paroles relatives à la Cène (1 Cor. 11:23), elles sont uniquement fondées sur des prophéties de l'Ancien Testament, et on les a soupçonnées d'avoir été interpolées à une époque plus tardive, à une époque où le récit des évangiles était connu.
Paul qui ne prononce pas une seule fois le nom de Nazareth ou le terme, d'ailleurs très différent, de Nazoréen, ne connaît Jésus que par sa vision de Damas, dont les Actes des apôtres nous donnent une triple narration ; il ne cite ni un nom de personne, ni un nom de lieu, qui puisse se rapporter à la biographie de Jésus ; il ignore les acteurs du drame, Pilate, Caïphe et le Sanhédrin, Marie, Joseph autant que Nazareth et Bethléem, autant que l'enseignement et les miracles attribués au Messie. [12] Le crucifiement est l'œuvre des «princes du monde» (1 Cor. 2:8), c'est-à-dire des démons qui obéissent au monde, et comme on l'a remarqué, il appartient non au plan humain et judiciaire, mais au plan providentiel, c'est le dernier terme d'un drame qui s'est déroulé dans le monde invisible, les princes de ce monde ignorant eux-mêmes quel rôle le rédempteur Dieu réservait à son fils :
Lui qui était en forme de Dieu il n'a pas pris pour butin d'être à l'égal de Dieu
mais il est vidé en prenant forme d'esclave devenu en apparence des hommes. Et en apparence trouvé comme homme,
il s'est abaissé devenu obéissant jusqu'à la mort et la mort de la croix.
(Épître aux Philippiens, 2:6-8, trad. Couchoud) [13]
Paul emploie de préférence le mot «Christ» ; il ne parle que du Messie, du Fils de Dieu, du Sauveur, du Fils de l'Homme (de Daniel), d'un mythe donc, d'un être surnaturel et non d'un être humain. Et ce Christ n'est point seulement le Fils de Dieu, c'est aussi l'image du Dieu invisible, du premier né de toute créature, la sagesse de Dieu ; or, nous reconnaissons là autant d'attributs de Jahveh qui avait tendu à se détacher de lui, le monothéisme juif étant moins rigide qu'on l'a cru et qu'on aime à le répéter.
Les auteurs de la littérature paulinienne, qui ne nous renseignent en rien sur la carrière terrestre de Jésus, racontent seulement sa mort et sa résurrection, c'est-à-dire les faits mythiques qui forment l'essentiel d'un mystère de salut et qui justifient les rites (baptême et eucharistie), qui identifient le croyant à son Dieu. Bref, comme l'écrivit spirituellement l'historiciste A. Loisy :
Saint Paul (comme aussi l'auteur de l'Épître aux Hébreux) connaissait mieux les agissements du Christ au ciel que sur la terre. D'ailleurs, Paul se soucie peu de l'existence terrestre de Jésus : «Ainsi, moi, désormais, je ne connais personne selon la chair et si j'ai connu le Christ selon la chair, maintenant je ne le connais plus ainsi». (2 Cor. 5:16) [14]
Or, c'est le mystère paulinien en lequel confluaient le judaïsme, l'idée iranienne de la rédemption, les mystères de salut, l'influence stoïcienne qui créa pour ainsi dire le christianisme, qui mena à la formation de nombreuses communautés, ouvertes à tous les peuples et même aux gentils. Sans Jésus.
L'étude philologique des textes fournit aussi des arguments en faveur de la thèse mythique ; voici un des meilleurs que nous connaissions, emprunté à Couchoud :
Les auteurs du Nouveau Testament partagent paisiblement entre Dieu et Jésus non seulement le nom de Seigneur (Kyrios) qui, dans la Bible, traduit Jahvé, mais les attributs, les caractéristiques, les oracles redoutables et les actions de Jahvé…
Dans le plus ancien texte chrétien qui nous soit parvenu, la première Épître aux Thessaloniciens, de la bouche de Paul, coule sans effort la phrase suivante où Dieu et Jésus ne font pas un pluriel grammatical (3:11): «Que lui (autos) notre Dieu et Père et notre Seigneur Jésus conduise (au singulier) notre route vers vous !» Dans l'Apocalypse, texte d'un archaïsme manifeste, Jésus qui est appelé «l'Agneau immolé avant la fondation du monde», se trouve de même associé à Dieu par un relatif ou un verbe au singulier : sa colère (pour leur colère : 6:17), il règnera (Dieu et Jésus : 11:15). Et dès la première phrase du plus ancien évangile, celui de Marc, une citation d'Isaïe où le Seigneur désigne Jahvé : «Préparez la voie du Seigneur» est appliquée à Jésus sans qu'une explication semble nécessaire. Rappelons-nous que Paul et l'auteur de l'Apocalypse, sinon Marc, sont des Juifs. Un tel traitement religieux et grammatical de l'idée de Jahvé n'est-il pas paradoxal si l'on prend pour point de départ l'existence historique de Jésus ? [15]
En effet, si Dieu et Jésus ne forment pas grammaticalement un pluriel, c'est qu'on ne les séparait point en deux personnes, c'est donc que Jésus n'était qu'un aspect de Dieu.
Dans la littérature dite johannique [16] (quatrième évangile, Épître), Jésus ne semble être qu'un mythe, assez proche des mythes solaires, bien éloigné du Jésus de Paul, si faible sous son apparence d'homme, un Jésus céleste, victorieux, d'allure juive, qui promet des satisfactions matérielles, qui juge et qui venge.
Loisy a écrit de l'Évangile de Jean, qui fut probablement rédigé plus tard que celui de Marc :
L'auteur n'a jamais connu qu'un Christ liturgique, objet du culte chrétien […] De ces fragments de biographie divine, aucune expression de réalité ne se dégage. [17]
En effet, Jésus dans l'Évangile de Jean n'est qu'un être divin ; une hypostase, et c'est pourquoi le message johanniste, trop juif, et à la fois trop intemporel, joua dans la formation du mystère chrétien un rôle moindre que le message de Paul qui, avec son Dieu sauveur à l'apparence humaine, avec son Christ bouc émissaire éliminant par sa mort le mal de l'humanité, et s'opposant par là au premier Adam, ne laissait à ses successeurs que le soin de laisser descendre Jésus sur la terre et de lui donner un aspect historique.
Si l'on néglige les évangiles apocryphes, tous postérieurs d'ailleurs, les témoignages les plus tardifs que l'on puisse évoquer en faveur de l'existence historique de Jésus, sont ceux des trois Évangiles synoptiques qui, loin d'avoir été écrits par les apôtres (mythiques) ou leurs disciples, semblent n'avoir été rédigés qu'après le soulèvement messianique des Juifs dirigés par Bar Kocheba [18], sous l'empereur Hadrien en 132. Le plus ancien évangile canonique, qui servit de modèle aux autres, est probablement celui de Marc, mais il paraît avoir été composé d'après un évangile aujourd'hui disparu, dû à Marcion ou du moins d'inspiration marcionite ; il se pourrait aussi que les auteurs des synoptiques aient suivi, en même temps que des traditions populaires orales, variables suivant les milieux sociaux, une source commune qui serait cet évangile marcionite ; mais, en tout cas, les auteurs des évangiles ne narrent point des faits dont ils auraient été les témoins ; ils écrivirent, toujours loin des événements et souvent loin des lieux où ces événements se déroulèrent, des légendes cultuelles destinées à prouver l'existence d'un Jésus, Christ et Sauveur ; la vérité historique qu'on peut, qu'on doit découvrir dans ces légendes, est celle qu'on peut, qu'on doit trouver dans un récit folklorique ; la lecture critique des textes le prouve. Les rédacteurs des évangiles connaissent bien peu la Palestine, et sur la géographie des évangiles, sur les erreurs qu'on y peut relever il y aurait beaucoup à dire.
Ses vues géographiques [de Marc] ne dépassent pas certaines généralités : Galilée, Pérée, mer de Galilée, etc. Son ignorance topographique ressort clairement, par exemple, des récits qui sont groupés autour des deux multiplications de pains ; les allées et venues de Jésus sur le lac, son apparition soudaine dans la contrée de Tyr et de Sidon, puis de nouveau sur la rive orientale du lac, tous ces traits n'ont pu être juxtaposés que par un auteur tout à fait ignorant de la topographie de ces contrées. [19]
Marc qui place Gérasa sur les bords de la mer (5:1) ignore aussi les mœurs des habitants ; comment expliquer l'existence d'un troupeau d'environ 2000 porcs à Gérasa (5:11-12), dans un pays où la chair de cet animal est frappé d'interdit, de tabou. L'évangéliste qui reste, en général, vague, très vague semble avoir puisé le meilleur de sa «science géographique» dans Flavius Josèphe. Ni cet historien, ni le Talmud, ni les épîtres apostoliques ne mentionnent l'existence de Nazareth, ce bourg où prétendument s'écoula, d'après Marc, l'enfance de Jésus, et, d'après Benjamin Smith, le premier témoignage que nous ayons de cette localité nous vient par Eusèbe de Julius Africanus (vers 240 après J.-C.), mais Marc ne devait-il pas expliquer le terme de Nazoréen (Nazaréen !) ; en fait vraisemblablement dérivé du mot hébreu netzer : branche, Jésus est de la branche de David, il descend de David.
L'histoire des évangiles n'est pas moins sujette à caution que leur géographie. La chronologie de Marc est des plus faibles. Luc, dans son prologue, se prétend historien, ; malheureusement sa chronologie est tout aussi irréelle et les faits historiques qu'il évoque sont controuvés. Ainsi, il fait naître Jésus «à l'époque du roi Hérode» : or Hérode était mort depuis quatre ans, si, comme il le prétend, Jésus avait environ trente ans à la quinzième année du règne de Tibère. Il parle aussi, l'année de la naissance de Jésus, d'un recensement qu'aurait entrepris Quirinus, lequel ne fut gouverneur que de l'an 7 à l'an 11 de notre ère, les Romains prenant alors en mains l'administration directe de la Judée après avoir dépossédé et exilé Archélaüs, fils d'Hérode. Quelle chronologie pourrait être plus fantaisiste que celle de Luc qui fait naître Jésus à la fois sous Hérode mort quatre ans avant l'ère chrétienne et dans l'année d'un recensement qui n'aurait pu être entrepris qu'en l'an 6 de notre ère au plus tôt ? une telle mesure était impossible sous Hérode, la Palestine ayant alors une certaine autonomie. Luc écrit que Anne fut prêtre en même temps que son gendre Caïphe, ce qui est faux ; Anne fut grand prêtre de 6 à 15, avant son gendre, etc.
Bien des historicistes prennent pour pilier fondamental de leur thèse le jugement de Jésus ; nous avons déjà noté que nulle trace ne reste de cet événement, et il l'incorpore au récit de la Passion du Christ, non point parce qu'il correspond à la réalité, mais parce qu'il est destiné à donner un accent de réalité, or, il soulève de graves objections juridiques ; ne lit-on pas dans la Mischna, ce code (Sanhédrin 4:1) :
Dans les affaires criminelles, au contraire, le procès peut avoir lieu en un seul jour dans le cas d'acquittement ; mais non pas quand la culpabilité est prononcée ; le jugement ne peut alors être rendu que le jour suivant. C'est pourquoi un procès criminel ne peut jamais commencer la veille d'un sabbat, ni la veille d'une fête.
Les auteurs des synoptiques sentent combien une telle violation de la Pâque eût été inouïe, et ils nous apprennent que le Sanhédrin – tribunal religieux de 70 membres qui choisissait les prêtres, les surveillait, votait les lois et rendait la justice – décida d'abord d'ajourner l'affaire «pour éviter le tumulte» (Mt 26:5 ; Mc 14:2), mais le motif semble bien insuffisant. Les Actes des apôtres (12:4) ne nous apprennent-ils pas que Pierre ayant été arrêté pendant la fête des Azymes, on le garda en prison pour le faire comparaître «après la Pâque». Le récit du jugement, non seulement donne une couleur historique à la légende, mais il a aussi une valeur politique, antisémite : il rend responsables les autorités juives, il dégage plus ou moins la responsabilité de Ponce Pilate et des Romains, qu'importe que cela soit au prix d'invraisemblances !
Que l'on compare entre eux les trois évangiles synoptiques – et leur titre même nous y invite, puisque synopse signifie comparaison – et l'on relèvera entre eux les plus grosses contradictions. Il suffit tout simplement de lire chez Matthieu et chez Luc le Protévangile, c'est-à-dire l'Évangile de l'enfance, plus simplement encore de comparer les généalogies qu'ils attribuent à Jésus pour se convaincre que ces écrits, produits de l'imagination religieuse, constituent des révélations et un des documents auxquels on ne pourrait accorder quelque créance historique. De même, ils ne rapportent pas semblablement l'enseignement du Christ et, en chacun d'eux, plusieurs morales s'enchevêtrent, appartenant sans aucun doute possible à des couches sociales et historiques différentes. Voici, parmi tant d'autres, un exemple : «Ne croyez pas que je suis venu apporter la paix, mais l'épée» (Mt 10:34) et «Heureux les pacifiques, car ils seront appelés les enfants de Dieu» (Mt 5:9).
De même, le fameux prêche d'amour de Jésus, qui ressemble tant au serviteur de Dieu d'Isaïe, n'est en rien original, comme voudraient nous le faire croire les admirateurs le plus souvent platoniques de la morale évangélique [20] si contradictoire et qui oriente l'homme non vers la vie, vers le «Royaume».
Qu'on lise le Testament des douze patriarches (et en particulier Siméon, Zabulon, Benjamin), qu'on lise aussi Hillel, et l'on trouvera dans ces apocryphes de l'Ancien Testament, antérieur au Nouveau, comme dans la littérature talmudique et midraschique de l'époque, cette morale que connut aussi à la même époque, et dans certains milieux, le reste du monde antique, et qui donc ne témoigne en rien en faveur de l'historicité de Jésus ; quant aux paraboles tant vantées et qui n'ont d'autre fin que d'exprimer des «vérités» mystiques sous une apparence réaliste, elles viennent des rabbins et sont bien semblables aux innombrables légendes orientales et non seulement juives, d'origine populaire.
2. Démonstration par les prophéties
On voit combien est faible la valeur des évangiles, et nous n'avons donné, sans les développer, sans les expliquer, que de rares exemples. Mais il y a mieux – et c'est là qu'à nos yeux gît la preuve incontestable de la mythicité du Christ : toute sa vie, telle que nous la rapportent les écrits néo-testamentaires, est bâtie sur les prophéties de l'Ancien Testament.
La preuve des prophéties était le lieu commun de l'ancienne apologétique ; elle était enseignée aux enfants dans le catéchisme ; les chrétiens l'admettaient sans difficulté ; elle les frappait d'une manière toute spéciale ; de telle sorte qu'il suffisait de leur montrer quelqu'un de ces textes des prophètes, tels, par exemple, les textes d'Isaïe qui annoncent la Passion de Notre-Seigneur, et de les rapprocher de l'évangile qui raconte les mêmes faits, pour produire la conviction des esprits. [21]
«La démonstration consiste en ceci que ce qui s'est passé lors de la venue de Notre-Seigneur et du commencement de l'Église se trouve décrit et raconté d'avance dans les écrits des prophètes.» [22]
Écrivant ces lignes, qui peuvent étonner beaucoup de croyants – combien ont lu les évangiles, combien ont réfléchi à leur religion – l'abbé de Broglie reste dans la tradition de l'Église primitive ; ainsi Irénée, dans ses Hérésies (1,10), donne un symbole de la foi, très caractéristique, non seulement parce qu'il est le résultat, semble-t-il, de la lutte contre des gnoses hérétiques et selon la coutume compliquées avec leurs éons, leur cosmogonie, leur dualisme exprimé d'une façon plus ou moins claire, mais surtout parce qu'il montre, avec naïveté, ce que sont en réalité les évangiles, un accomplissement des prophéties :
– [Je crois] à un seul Dieu, le Père tout puissant qui a créé le ciel et la terre, la mer et tout ce qu'ils contiennent.
– À un seul Christ, fils de Dieu fait chair pour notre salut.
– À l'Esprit saint qui, par les prophètes, a annoncé les institutions de salut, venue et naissance d'une vierge, passion, résurrection d'entre les morts, de Jésus-Christ, notre Seigneur, son avènement des cieux dans la gloire du Père, pour tout rassembler et pour ressusciter tous les individus de l'humanité entière avant de les juger.»
Justin, dans son Apologie (1, 61, 13) écrit de même : «Par la bouche des prophètes, le Saint-Esprit a proclamé d'avance tout ce qui concerne Jésus», ce qu'avait fort bien compris l'auteur (les auteurs) des Actes des apôtres qui, plus peut-être que tout autre écrit du Nouveau Testament, usa des prophéties et en abusa avec une si folle intempérance que l'œuvre en a un caractère judaïsant et que Jésus y revêt l'apparence d'un Messie juif [23] ; or, comme dans sa réponse à Tryphon, il ne connaissait de la crucifixion de Jésus qu'un seul témoignage, mais faux, celui des Actes de Ponce Pilate, fabriqué au IIe siècle.
L'idée même du Messie se trouve, bien entendu, chez les grands prophètes, chez Amos, chez Joël, et surtout chez Isaïe (7:14) qui, sous l'influence de la misère des masses, de l'oppression nationale dont souffrait le peuple juif et de la théologie dualiste de l'Iran (lutte du Bien et du Mal) attendaient le salut d'un Messie descendant de David, qui relèverait Israël de ses misères, frapperait ses ennemis et récompenserait les bons, les faibles, les justes. De même, a été prophétisé l'évangile, la «Bonne Nouvelle» par Isaïe (52:7) ; il ne constitue donc, nous en avons une fois de plus la preuve, qu'une révélation mystique, qu'une écriture d'après l'écriture, mais qui, au lecteur inattentif, peut sembler chargée parfois de souvenirs réels, remplie de matériel historique.
L'Évangile de Marc, le plus ancien des synoptiques, si l'on en retire les prophéties de la Bible, le transfert à Jésus d'anecdotes à Pierre, à Jean, à Étienne, personnages d'ailleurs non moins mythiques, ne contient plus que des passages mystiques.
Examinons maintenant les prophéties ; prenons, par exemple, le fameux Psaume XXII, attribué au roi David et qui, dans les bibles protestantes, est tout naïvement intitulé : «Prophéties sur les souffrances de Jésus et leurs suites glorieuses.»
Rapprochons de ce texte les textes évangéliques.
1. Psaume XXII. Premier verset.
Mon Dieu, mon Dieu ! Pourquoi m'as-tu abandonné ?
Texte évangélique : Mt 27:46. «Mais vers la neuvième heure, Jésus s'écria à voix haute : Eli ! Eli ! Lama sabakhtani !, c'est-à-dire : Mon Dieu, mon Dieu ! Pourquoi m'as-tu abandonné ?»
Idem : Mc 15:34.
2. Psaume XXII. Neuvième verset :
«Qu'il s'en remette, disent-ils, à l'Éternel. Il le sauvera, il le tirera de là puisqu'il l'aime.»
Texte évangélique : Mt 27:43 : «Il a confiance en Dieu! Qu'il le sauve maintenant s'il veut de lui.»
Idem : Marc, XV, 34 ; Luc, XXIII, 35.
3. Psaume XXII, 17e verset
«Une assemblée de gens malins m'a entouré ; ils ont percé mes mains et mes pieds» (texte grec, le seul connu de Marc, semble-t-il).
Comparer avec Zacharie 12:10 : «Ils regarderont vers celui qu'ils ont percé.»
Texte évangélique : Jn 19:33-34 : «S'étant approché de Jésus, et le voyant déjà mort, ils ne lui rompirent pas les jambes ; mais un des soldats lui perça le côté avec une lance, et aussitôt il sortit du sang et de l'eau.»
N'est-ce pas là, surtout pour un croyant des premiers siècles, la preuve scripturaire de la crucifixion ; de plus, ne fallait-il pas percer mains et pieds pour mieux obtenir une effusion de sang, pour mieux marquer le caractère sacrificiel de la crucifixion, en un temps où dans certains mystères les fidèles étaient aspergés de sang au cours du taurobole ou du cryobole (cryos : bélier) ; le sang de la victime était nécessaire : «Ceci est mon sang, le sang de l'alliance qui est répandu pour plusieurs.» (Mt 26:28)
4. Psaume 22, 15e verset
Ils se partagent mes dépouilles, et sur mes dépouilles ils jettent le sort (dé).
Texte évangélique : Matthieu, 27:35.
Mais après l'avoir crucifié, ils se partagèrent les vêtements en jetant le sort.
Id. Mc 15:24 Lc 23:34 et même Jn 19:23.
Ainsi, les détails essentiels de la mort de Jésus, qui semblaient historiques, des détails réalistes, criants de vérité, n'ont été donnés, racontés que pour unifier une prophétie, que pour illustrer des nécessités d'ordre dogmatique ou culturel et il en est ainsi de ce qui a trait à l'époque, au cadre, aux figurants, au personnage principal. Les évangiles n'apparaissent vraiment que comme des légendes cultuelles. Comme aiment à le répéter les rédacteurs de l'évangile attribué à Matthieu : «Cela arrive afin que l'Écriture soit accomplie» Or, si l'on est forcé de nier l'authenticité de tels détails, on est forcé de nier l'historicité de Jésus lui-même. Toutes les données des psaumes, de nombreuses données provenant d'autres livres de l'Ancien Testament, ont été transposées en détails, en faits dits historiques ; en effet, le psaume 22 n'a pas seul fourni des prophéties, mais aussi les psaumes 16, 41, 42, et 118, mais aussi Zacharie, Isaïe, cet Isaïe que les Pères de l'Église ont appelé – et ce n'était pas gratuitement – le cinquième évangéliste, et dont le texte constitue, en effet, une des plus importantes source des Évangiles. Et les textes donnèrent matière à d'étranges rapprochements :
La comparaison de Jésus et de l'agneau pascal : Isaïe, 53:7.
Il a été maltraité et opprimé, et il n'a point ouvert la bouche, semblable à un agneau qu'on mène à la boucherie.
5. La promenade sur un âne : Zacharie, 9:9.
Voici que ton roi vient à toi, humble, monté sur l'âne, sur l'ânon né de l'ânesse.
Mt, 21:5 : «Dites à la fille de Sion : voici, ton roi vient à toi, plein de douceur et monté sur un âne, sur un ânon, le petit d'une ânesse.»
6. Les trente deniers de Judas. Zacharie, 11:12-13
Et ils me comptèrent mon salaire, 30 sicles d'argent. Alors l'Éternel me dit : «Jette-le au potier».
Et c'est pourquoi Judas acheta le champ du potier ; or s'il est question de potier, c'est vraisemblablement à cause d'une légère faute de copie de l'évangéliste : le mot trésor ne diffère du mot potier que par une voyelle.
7. Le breuvage mêlé de fiel.
Dans l'Évangile (apocryphe) de Pierre, nous lisons : «Et l'un d'eux dit : Donnez-lui à boire du fiel avec du vinaigre ; ayant fait ce mélange, ils le lui versèrent et accomplirent ainsi toutes choses.»
Dans Jean 19:28-30 : «Jésus sachant que tout allait être consommé dit, afin que l'Écriture fût accomplie : J'ai soif. Il y avait là un vase plein de vinaigre. Eux donc, ayant rempli de vinaigre et de fiel une éponge, et l'ayant mise sur une branche d'hysope, ils l'approchèrent de sa bouche. Et quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit : tout est accompli.»
Or, nous lisons dans le Psaume 69:22 : «Ils m'ont donné du fiel à un repas, et dans ma soif, ils m'ont abreuvé de vinaigre.»
8. Le jeune homme enveloppé d'un drap : Amos 11:16
Le plus courageux des guerriers s'enfuira nu dans ce jour-là, dit l'Éternel.
Marc, 15:51-52 : «Et un jeune homme nu le suivait, enveloppé d'un drap (sur son corps) nu, et les jeunes gens le saisirent. Mais lui, lâchant le drap, s'enfuit nu.»
9. Les crachats de la foule. Isaïe, 50:6
«J'ai exposé mon dos à ceux qui frappaient, je n'ai point soustrait mon visage à l'ignominie des crachats.»
10. La résurrection. Osée, 6:2
«Il nous rendra la vie dans deux jours, le troisième jour il nous relèvera, et nous vivrons devant lui.»
Actes 2 :27: «Car tu n'abandonneras pas mon âme dans le séjour des morts, et tu ne permettras pas que ton Saint voie la corruption.»
Actes 2:31: «C'est la résurrection du Christ qu'il a prévue et annoncée, en disant qu'il ne serait pas abandonné dans le séjour des morts et que sa chair ne verrait pas de corruption.»
Voici bien des exemples que nous avons choisis très divers et relatifs à des faits d'importance inégale, dont on ne peut soutenir qu'ils sont historiques puisqu'ils répondent à l'accomplissement d'un texte de l'Ancien Testament. Nous ne pouvons songer à donner ici une étude complète des prophéties [24]. En général, nous nous sommes limité au fait le plus important, la Passion du Christ, car, pour reprendre la formule de Loisy que nous avons déjà citée :
«Si Jésus n'a pas été condamné à mort comme roi des Juifs, c'est-à-dire comme Messie, sur son propre aveu, on peut tout aussi bien soutenir qu'il n'a pas existé» [25].
Une étude complète prouverait que les évangiles, surtout les synoptiques – car dans l'Évangile de Jean, à côté des prophéties, le symbolisme joue un rôle important – ont été bâtis, de la naissance de Jésus à sa résurrection, à coups de textes de l'Ancien Testament, à coups de prophéties, de «témoignages» auxquels les thèmes des autres religions de mystère ont semblé donner plus de réalité encore. Les circonstances «vécues», les faits «réels» sont conçus en vue de l'historisation d'un mythe, celui du supplice qui est infligé à Jésus, c'est-à-dire du drame liturgique dont il est le héros et qui, selon l'Évangile de Jean, se déroula à l'heure et au jour où l'agneau pascal est sacrifié par les Juifs.
Nous devons aussi remarquer que nombreux sont les faits, les parole que Marc rapporte de Jésus et qui rappellent de la plus étrange manière des faits, des paroles attribués à d'autres personnages, à Pierre, à Jean, à Étienne. L'anecdote que rapportent les Actes des apôtres (3:1-8) et qui a trait à la guérison d'un paralytique attribuée à Pierre est à comparer avec le texte de Marc (2:3-12) où semblable guérison devient le fait de Jésus. De même il fait remarquer un certain parallélisme entre Jean et Jésus (Mt 3:7 et 23:33). Ces fréquents doublets prouvent que le récit a pour but unique l'édification du lecteur, sous une forme populaire, traditionnelle.
Les écrits apocryphes, dont l'examen nous conduirait trop loin, sont, quant au problème qui nous préoccupe ici, en tous points semblables aux écrits canoniques ; ils ne contiennent aucun élément prouvant l'historicité du Christ. Autrement, l'Esprit saint qui, au concile de Nicée, fit rouler à terre les rouleaux qui n'étaient pas destinés à devenir canoniques, ne les aurait pas ainsi traités [26]…
3. Synchrétisme
Au début la grande majorité des chrétiens étaient Juifs ou soumis à l'influence juive, d'où l'énorme importance attachée à la tradition judaïque, à l'Ancien Testament, aux prophéties plus particulièrement, et c'est autour de ces dernières que furent construits les deux grands mythes qui dominent la vie du Christ, celui de la Nativité et celui de la Passion, qui règlent la vie religieuse des chrétiens : dimanche, Pâques, Noël. [27]
Mais, comme nous l'avons vu, les légendes gréco-romaines, alexandrines, les récits relatifs aux dieux morts et ressuscités et qui roulaient essentiellement autour d'un rite de communion, constituèrent, par voie de syncrétisme, une autre source du christianisme primitif, et cela d'autant plus que croissait à l'intérieur des communautés chrétiennes le nombre de gentils, des anciens païens convertis à la nouvelle religion, au nouveau mystère. Faut-il rappeler que Paul mena la lutte contre les judaïsants et qu'il déclara qu'il n'était pas nécessaire d'accepter l'ancienne alliance et la circoncision ? Mais c'est surtout la destruction de Jérusalem qui sema le doute en l'efficacité de cette alliance.
Nous avons déjà effleuré le problème du syncrétisme en étudiant l'origine du christianisme, en montrant les divers aspects de Jésus, en montrant que le mystère chrétien, loin de s'opposer aux mystères de salut, leur ressemblait ; et ce syncrétisme, c'est la crise générale du monde antique qui en constituait le fondement réel. Nous allons maintenant ajouter quelques détails, donner quelques précisions qui aideront à mieux voir dans le Christ un mythe, un dieu second, semblables à ceux de nombreux cultes païens.
Ainsi Justin, au second siècle, dans son Dialogue avec Tryphon, nota quelques-unes de ces similitudes :
LXX. Légende d'Athéné et naissance virginale de Jésus.
LXIX. Guérisons miraculeuses d'Asclépios et de Jésus.
LXX. Naissance de Mithra dans une grotte.
LXVI, LXX. Offrande à Mithra d'une coupe d'eau et de pain avec récitation de certaines formules, et eucharistie chrétienne.
Ce que Tertullien expliqua très simplement : le diable pervertit la vérité et imite les rites et les sacrements divins donc le paganisme imite le christianisme. Simple, mais court…
Jésus naquit dans une étable entre le bœuf et l'âne. Le bœuf ne rappelle-t-il point le taureau qui devint dieu du ciel, de la pluie, de l'orage, de la fécondité, au moment où les rites agraires naquirent dans le monde qui s'étend des Indes à la Méditerranée ? Dionysos n'est-il pas lié au taureau ? et si Apis (Hâp) est en Egypte dieu du Nil, cette transformation n'est-elle point due au climat désertique du pays ? Horus est né dans une étable, et le bœuf est une incarnation du dieu Osiris ; il est aussi un attribut, pourrait-on dire, de Déméter, la déesse mère qui avait retrouvé sa fille Perséphone aux Enfers où l'avait entraînée Hadès.
Le judaïsme orthodoxe, qu'il conviendrait de ne pas isoler pour le comprendre, mais de rattacher aux groupes de religions florissant dans la même formation économico-sociale aux multiples variétés, eut à lutter contre le Veau d'or.
L'étable devient dans les Évangiles apocryphes une grotte. Or Mithra, lui aussi, est né de la pierre et son culte se célébrait dans les grottes. De même, pour initier les Grecs aux mystères d'Eleusis, on leur faisait parcourir dans des souterrains des trajets compliqués. Saint Jérôme, dans une épître à Paulin [28] (58, 346-420), rapporte que l'impératrice Hélène, mère de Constantin, alors qu'elle recherchait la vraie croix, vint dans une grotte de Bethléem qui autrefois avait été consacrée à Aphrodite et à Tammouz, et saint Jérôme fait remarquer que là où l'on déplora la mort d'Adonis-Thammouz («Thamuz id est Adonidis»), Jésus poussa ses premiers vagissements (syncrétisme net, fusion d'un élément messianique juif et d'un moment emprunté à un mystère) ; là aussi on vénérait Dusarés, le dieu qui suscite le vert, c'est-à-dire le dieu des céréales qu'était aussi Thammouz et nous n'oublions pas quel rôle joue le pain et même le grain dans le mystère chrétien. C'est à cause du rôle des grottes dans les mystères de salut [29] qu'il ne faudrait point, comme le soutient la légende pieuse, faire des persécutions l'origine unique ou même l'origine principale du culte célébré dans les catacombes, dans les temples souterrains : celles-ci n'étaient d'ailleurs que rarement des lieux de cérémonies secrètes, c'était bien plutôt des cimetières dont l'existence était légale, et quant au secret, à la clandestinité, elle s'accorde mal avec le fait que la catacombe de Priscilla avait une entrée de marbre.
La légende du Christ comporte une adoration des bergers comme celle de Mithra. Mais il y a mieux : selon l'Évangile de Jésus, si les rois mages viennent ensuite rendre hommage à l'enfant, c'est pour accomplir une prédiction de Zoroastre, leur prophète.
Dans le culte de Dionysos, le vin est associé au pain : Dionysos est le dieu de la boisson d'immortalité ; Déméter, la déesse mère, dont on trouve les traces dès le V° millénaire avant notre ère, est la déesse du blé. Dans l'eucharistie chrétienne, nous retrouvons la même association du pain et du vin. Or, dans tous les rites agraires et dès leur origine, il y aune boisson d'immortalité : le haoma iranien, l'ambroisie grecque, le soma hindou tiré d'une plante montagnarde et dont le suc était une eau de la vie, le principe de toute vie, associé à Indra, le dieu taureau, et procurait une «possession» divine, nous dit le Rig-Véda (neuvième livre), une intoxication alcoolique, interpréterons-nous plus prosaïquement. Les Summériens, eux, connurent leur «plante de vie» qui n'était autre que la vigne. Et ne pourrions-nous comparer les deux termes latins vita (vie) et vitis (vigne)? N'avons-nous pas notre eau-de-vie et notre esprit-de-vin ? La Cène est un repas mystique où le vin joue son rôle, le Christ grâce à lui prenant possession des convives.
Les racines du christianisme sont donc très profondes, et c'est cette profondeur, cette longue évolution depuis le préhistoire qui explique les ressemblances qu'il a avec les mystères de salut.
Robertson écrit à propos des miracles du Christ
Le Christ est capable de changer l'eau en vin comme Dionysos, de temps immémorial, a passé pour le faire ; il marche sur l'eau comme Poséidon ; comme Osiris et Phébus Apollon, il manie le fouet ; comme le «Solaire» Dionysos, il chevauche sur deux ânes et nourrit la multitude au désert ; comme Esculape, il ressuscite des hommes, il donne la vue aux aveugles et guérit les malades ; et comme sur Adonis et Attis, des femmes pleurent et se réjouissent sur lui [30].
On a pu chercher plus loin les origines de la légende du Christ ; la légende du Bouddha, entre autres, qui naquit six cents ans avant lui est semblable en beaucoup de points :
Presque tous les éléments de la légende du Christ se trouvent dans le Vêda, sa double filiation, sa conception miraculeuse, sa naissance avant l'aurore au milieu de faits extraordinaires, son baptême dans les eaux, l'onction sainte d'où il tire son nom (Messie en hébreu = Christ en grec = Oint), sa science précoce, sa transfiguration, ses miracles, son ascension vers le ciel où il va rejoindre le Père céleste qui l'avait engendré éternellement pour être le sauveur des hommes [31].
Dans le livre de Burnouf, très vieilli, que domine un parti-pris de philologue indo-européen, soucieux de tout ramener aux Vêda, on trouve de nombreux renseignements relatifs aux ressemblances entre la légende de Bouddha et celle du Christ, mais, peut-être n'y a-t-il pas filiation : le bouddhisme est né d'une crise sociale qui, en certains points, ressemblait à la crise du monde antique. L'auteur écrit aussi, après avoir distingué l'histoire de la légende de Jésus :
Nous ne connaissons presque rien de la vie de Jésus, son nom même nous est inconnu puisque Jésus ou Sauveur est un surnom qui se donnait depuis deux cents ans et que Christ est une qualification qu'il reçut plus tard ; la partie légendaire des Évangiles et des autres Livres saints étant ôtée, il ne reste pas de matériaux pour composer une histoire réelle. Celles qu'on a publiées sont des œuvres d'imagination ou des romans [32].
Revenons maintenant au monde antique. La cérémonie du Golgotha, telle que la racontèrent les évangiles d'après les prophéties, contient aussi de nombreux éléments mythiques. Ainsi, la croix, qui, elle aussi, a sa préhistoire et son histoire, figure dans le rituel d'Osiris et ses bras étendus symbolisent la régénération mystique. Mais c'est surtout le thème de la Passion qui est mythique, de cette Passion qui se déroule en trois jours comme la passion d'Osiris, comme la fête d'Adonis… Voici d'ailleurs un exemple. Au début de l'année, qui commençait chez eux en avril, les Babyloniens promenaient en dérision, lors de la fête des Sacéas un condamné à mort que, pour la circonstance, on proclamait roi ; au bout de quelque temps, qu'il dépensait en festins, en débauches dans le harem du roi, il était mis à mort après avoir été flagellé ; c'est là l'origine de la fête juive du Pourim (des Sorts) qui avait lieu un mois avant la Pâque ; les Juifs célébraient Esther, l'ancienne déesse babylonienne de la fécondité, Isthar et Mardochée, l'ancien dieu babylonien de l'an nouveau Mardouk. Esther était, à les en croire, la nièce du Juif Mardochée, et tous deux opposés au vizir Aman et à Vashsi, avaient sauvé les Juifs d'un grand péril en Perse, sous le règne de Xerxès ; Aman est pendu et les honneurs qu'il convoitait rendus à Mardochée. On saisit comment les Juifs avaient transformé en fait historique un fait légendaire. Cette fête des Pourim, dont il n'est pas question dans les livres les plus anciens de la Bible, comme celle des Sacéas se déroulait dans la joie : on se déguisait, on buvait jusqu'à confondre les deux cris solennels : «Béni soit Mardochée», «Maudit soit Aman» ; l'ascétisme normal faisait place à la prodigalité, à la magnificence. A l'origine ces fêtes comportaient vraisemblablement des sacrifices humains [33], dont il nous semble voir un vestige en ce fait que les effigies d'Aman étaient brûlées et cela fort tardivement : on lit dans le code théodosien (I, XVI, loi 18) (408) que les autorités doivent faire en sorte «que les Juifs ne brûlent pas l'effigie d'Aman sur une croix». Selon Porphyre (De Abstinentia, II, 54) à Rhodes, lors de la fête de Kronos, les Kronia, un malfaiteur, après avoir été enivré, était sacrifié en l'honneur de Kronos qui avait immolé son fils Iéoud.
Or, Jésus n'est-il pas I.N.R.I., c'est-à-dire Jésus (le) Nazaréen, Roi (des) Juifs. Wendland dans Hermès (en 1898) a rapproché Jésus d'un roi de saturnales, de ces fêtes où momentanément toute distinction était abolie entre esclaves et hommes libres et où était choisi un roi burlesque [34].
Voici un passage très caractéristique d'un hymne qui faisait partie du drame sacré de Babylone :
Le dieu est dans la tombe, couvert déjà des pousses vertes du jeune blé. Deux malfaiteurs avaient été jugés avec lui [35]. L'un est attaché mort à la porte de Babylone et il accompagne le dieu dans l'autre monde. L'autre a été reconnu innocent et libéré.
La déesse se lamente toujours et on lui apporte la robe du dieu mort… Les dieux favorables se réunissent, il y a bataille : les forces mauvaises sont vaincues.
Le dieu ressuscité sort de la montagne en triomphe.
Le thème de Jésus mis à mort pour les péchés du monde et c'est autour de ce fait que la théologie a construit la thèse de la rédemption – rappelle aussi celui du bouc émissaire ; à ce propos, Dujardin remarque, non sans raison, que s'il y a deux personnages, Jésus-Christ (Dieu) et Barrabas (Fils de l'Homme), il faut voir là une réplique du fait qu'il y avait deux boucs (Lév. 16:5), dont l'un consacré à Iahvé était sacrifié, et l'autre consacré à Azazel était chargé de tous les péchés, de toutes les impuretés (rituelles) d'Israël et chassé dans le désert, donc épargné.
Rapprochons cette remarque de cette indication donnée par Frazer du rôle du bouc émissaire chez les peuples primitifs
Parce qu'il est possible de faire passer une charge de bois, de pierre ou de quoi que ce soit de notre propre dos sur le dos d'autrui, le sauvage s'imagine qu'il lui est également possible de colloquer le fardeau de ses peines et de ses douleurs à quelqu'un qui porte la même peine que lui [36].
Nous pourrions examiner sous d'autres aspects la Passion et nous la verrions toujours s'insérer dans des thèmes mythiques généraux, ce qui serait impossible si elle reflétait un fait historique.
La légende de Jésus est dans son fonds essentiel une survivance préhistorique, mais dont bien entendu le contenu social a varié.
Tout donc nous conduit à conclure à la mythicité de Jésus, résultat de la fusion des espérances juives en un Messie homme [37] et des cultes païens de mystère et de salut, fusion que favorisa vraisemblablement l'existence de sectes judéo-syncrétistes.
«La tendance syncrétiste, dès qu'elle dépasse une certaine limite, engendre nécessairement la secte, laquelle, selon la nature de sa spéculation particulière, peut demeurer à l'intérieur de la religion d'où elle sort ou s'en détacher et vivre de sa vie propre» écrit justement Guignebert [38].
Celui-ci démonte en ces quelques lignes le mécanisme religieux interne propre aux sectes. Les pharisiens, par exemple, qui adoptèrent la doctrine iranienne de la résurrection, sont restés à l'intérieur du judaïsme, mais leurs croyances ne témoignaient pour ainsi dire d'aucun syncrétisme ; on peut admettre que des sectes gnostiques préchrétiennes qui attendaient un médiateur, qui peut-être adoraient un Jésus-Josué, s'en soient au contraire détachées et aient constitué une branche, la plus ancienne branche du christianisme ; le mystère de Jésus serait ainsi analogue chez le peuple juif aux autres mystères de salut dans les peuples méditerranéens.
Mais, redisons-le, le fait essentiel n'est pas là : il est dans cette résurrection, sous la forme de mystères de salut, des cultes rendus aux dieux agraires et solaires primitifs ; la dissolution du monde antique, dont les éléments marchands disparaissaient, le retour à une économie naturelle analogue [39], en certains points, à celle qui les avait engendrés, avaient amené cette résurrection de cultes que n'étaient d'ailleurs jamais entièrement disparus. Il convient aussi de ne pas oublier que si c'est la société antique qui engendra la société féodale, la société de clans peut également en se désintégrant, sous certaines conditions, engendrer le féodalisme, ce qui explique la présence en deux périodes historiques très différentes d'idéologies religieuses qui présentent des ressemblances formelles ; et tout le reste est littérature populaire, traditions et légendes particulières, illustrant un commun thème.
4. Jésus, personnage historique ?
Dans l'état actuel de nos connaissances historiques, s'il est possible de démontrer que Jésus n'est qu'un mythe, il est impossible, par contre, de déterminer exactement l'origine (les origines) de ce mythe, d'en évaluer tous les éléments constituants, d'en suivre l'évolution pas à pas, sans se livrer à une reconstruction en partie arbitraire, sans tomber dans le subjectivisme, comme le font, avec les historicistes, les mythologues bourgeois ; et il est bien vain d'arguer comme tel d'entre eux de la vision de Simon-Pierre, comme si l'on avait la preuve de l'existence de cette vision, et comme si Simon-Pierre avait été, en cet ensemble culturel très complexe, le premier visionnaire.
En tout cas, une question se pose. Pourquoi Jésus, dieu second, dont les origines remontent à la préhistoire, s'est-il transformé en un personnage historique ? Arguer d'une continuité culturelle, comme le font la plupart des mythologues, est insuffisant : la religion constitue un phénomène social. Pourquoi Jésus, à un moment donné de l'histoire, est-il devenu un personnage historique ?
C'est avec les évangiles, avons-nous déjà écrit, que commence la transformation du Christ en personnage historique, que débute sa projection en un passé récent ; c'est avec les évangiles seulement que commence le récit circonstancié des événements de sa vie terrestre, sa naissance, ses miracles, son enseignement, son jugement, sa crucifixion, sa résurrection, le drame rituel, essentiel aux mystères de salut, se transformant en une médiocre biographie, en un récit judiciaire plus médiocre encore et plus invraisemblable.
Les Évangiles sont à certains égards, et surtout dans leur partie la plus importante, les livres d'un drame liturgique, bien plus que la relation de souvenirs fermes touchant les faits commémorés dans cette liturgie, est allé jusqu'à écrire l'historiciste Loisy [40].
Certes, mais il faut conclure : ce sont des livres auxquels l'historien ne peut accorder sa créance.
Et moi non plus, je ne croirais pas à l'Évangile si l'autorité de l'Église ne m'y obligeait, a dit saint Augustin [41].
Pour mieux attirer les gentils, les païens qui connaissent des dieux, des héros morts et ressuscités – or ces dieux entraient trop facilement dans le panthéon de la classe dominante – il fallait un dieu humanisé, un homme-dieu, proche des besoins de la classe opprimée, et d'ailleurs les dieux de mystères s'intégraient lentement, très lentement, dans le cadre historique : Hérodote (I, 34, 43) ne fait-il pas d'Attis un fils de Crésus qui aurait été tué au cours d'une chasse au sanglier. Et que faisait donc Jésus ?
Mais il (Jésus) se dépouilla lui (de son égalité avec Dieu) pour prendre la condition d'un esclave, en devenant semblable aux hommes et en se montrant comme tel dans toute son apparition,
avoue l'auteur de l'Épître aux Philippiens (2:5-8).
Ainsi, donner au dieu second Jésus des traits fortement accentués, le faire descendre et vivre sur terre, le transformer en un personnage agissant miraculeusement et accomplissant des miracles traditionnels, dans un milieu social donné, ce fut le but des Évangiles [42] ; d'autre part, le Christ dogmatique et quelque peu abstrait du mystère paulinien se fondait ainsi avec un Jésus historique, et les multiples hérésies, surtout docètes et gnostiques, la confusion que présentait initialement le mouvement de masse chrétien, pouvaient être mieux combattues ; en effet, plus se développaient les communautés, plus l'attente de la parousie s'estompait, plus les différences sociales s'accusaient, plus le clergé s'organisait et affirmait sa puissance, et, par suite, plus les Églises avaient besoin d'être unifiées, les croyants disciplinés, les rites expliqués, les sacrements justifiés : entourer Jésus d'apôtres, lui attribuer un enseignement, lui faire accomplir des actions sacrées, bref le faire descendre du ciel sur la terre, tout concourait à ce but. Et toute une littérature naquit, dont nous ne possédons plus qu'une faible partie, des écrits fourni illèrent où aux croyances païennes, purement païennes, se mêlaient selon les thèmes généraux de l'idéologie religieuse d'alors, les prophéties juives – et le judaïsme ne forme pas un monde religieux isolé – où se fondaient «preuves» scripturaires et traditions orales. Chacun de nos évangiles canoniques, pour n'étudier que ceux-là, ces légendes édificatrices, joue son rôle social particulier.
Il semble que c'est un évangile marcionite qui fut le premier écrit. Marcion rédigea aussi un Apostilicon (recueil de dix lettres de Paul), des Antithèses où il relevait les contradictions qu'il voyait entre l'Ancien Testament et la nouvelle religion, ce qui le mena à rompre avec les Juifs et avec la Loi, à faire de Jahveh un dieu inférieur, qui, ayant créé notre monde matériel et mauvais, n'a pu envoyer Jésus racheter nos péchés. Gnostique, Marcion était aussi docète, et Justin, dans son Apologie (I, 26) l'attaque parce qu'il nie l'existence de Jésus en un corps de chair [43]. Cet évangile très répandu à Rome vers 150 commençait ainsi :
La quinzième année de l'empereur Tibère sous Ponce Pilate, Jésus descendit (du ciel) et apparut à Capharnaum, ville de Galilée.
Un tel début – bien qu'il exclut le récit de la naissance et celui du baptême [44] – s'insérait dans un cadre historique. Marcion raconte aussi que Judas livra Jésus que Pierre renia ; Jésus fut jugé, crucifié et ressuscité. Bref, le processus d'historisation était commencé sans qu'une rupture se produisit avec la légende théophanique : Jésus descend du ciel ; il fallait que le chrétien paulinien triomphât du juif, comme du chrétien judaïsant. Cet évangile, qui prêchait une morale ascétique, était, selon l'exacte expression de Couchoud, un évangile de non résistance ; il reflétait l'impuissance des Juifs et des premiers chrétiens au moment de la défaite de Bar Kocheba, Fils de l'Étoile et Messie [45]. Plus populaire, l'évangile de Marc, tout entier construit sur un rythme ternaire et fondé sur des textes de l'Ancien Testament ou de Paul [46], s'adresse aux communautés romaines ; aussi l'auteur conduit-il Jésus en terre païenne, à Césarée de Philippe, en terre hellénique ; il attaque les cérémonies extérieures chères aux pharisiens ; Jésus accomplit ses miracles le samedi :
Le sabbat pour les hommes et non les hommes pour le sabbat (2:27-28).
Marc verse même dans l'antisémitisme : favorable à Pilate qui veut sauver Jésus, il est défavorable aux Juifs, sans toutefois rejeter la Bible ; si les soldats romains offrent au crucifié du vin mêlé de myrrhe, les Juifs incrédules ne lui offrent que du vinaigre (ainsi que le veut le psaume 69:22).
Lourd, simple, voire prosaïque, Marc présentait ainsi aux Romains dont il connaissait et flattait l'antisémitisme, un nouveau seigneur, un Rédempteur divin.
Matthieu, lui, a donné sa Bonne Nouvelle pour convertir les Juifs, et seulement dans cette intention ; pour lui, le christianisme semble un prolongement, un épanouissement même du judaïsme, et le Christ, le serviteur de Jahveh qui expie. Aussi, l'auteur utilise-t-il le messianisme juif et sacrifie-t-il au goût oriental des paraboles. Il fait l'apologie des apôtres et loin de nier la loi et les prophètes, comme ce serait nécessaire s'il s'adressait aux gentils, il déclare (5:17) que Jésus est venu pour les accomplir ; les Juifs niant l'arrivée du Messie, Matthieu veut les convaincre de leur erreur, et il en fait un homme ayant vécu et agi au milieu d'eux.
Quant à Luc, bien qu'antimarcionite et antidocète, il omet ce qui est favorable aux Juifs, à la loi mosaïque ; il va jusqu'à supprimer la Pâque que Marc conserve et il la remplace par une fête au cours de laquelle ce n'est plus l'agneau, mais le Christ lui-même qui est immolé, sacrifié. Matthieu commence la lignée généalogique du Christ à Abraham, faisant de Jésus, un Juif, un descendant de David, Luc le fait descendre d'Adam, fils de Dieu et père des hommes. De même, si le Dieu de Matthieu ressemble au dieu national juif, celui de Luc, de type paulinien, est plus universel. Luc diminue autant qu'il le peut l'autorité des apôtres, et, au rebours de Matthieu, il ne rapporte pas les paroles du Christ qui la confirment ; il attaque les riches, les pharisiens, les scribes. D'une part, il se tourne vers les couches pauvres de la population, et de l'autre son évangile, que l'on sent imprégné de stoïcisme, semble, comme Couchoud l'a dit, constituer un plaidoyer adressé aux autorités impériales, et dont le but est de démontrer que le christianisme est le seul vrai judaïsme, d'où l'accent porté sur le thème messianique.
L'Évangile de Jean, mystique, est un écrit gnostique – si gnostique même qu'il put servir à lutter contre les hérésies gnostiques – adapté avec l'aide des Synoptiques aux besoins de l'Église chrétienne et des chrétiens mystiques. Jésus y est le Verbe, le Logos cher aux platonisants, si nombreux dans l'Église d'Ephèse, à laquelle s'adresse l'évangéliste. Jésus y est aussi l'agneau du sacrifice, qui rachète de son sang l'humanité après s'être fait homme (Jésus, selon Jean, est «venu de sa chair» sans être, comme selon Matthieu «né de chair»).
De même, chacun des évangiles apocryphes eut son rôle à jouer, d'autant plus qu'on ne croyait plus à la ruine prochaine de Rome et que le christianisme, issu de la crise du monde antique, se réconciliait avec ce monde. Mais, dans tous, quel que soit le milieu auquel ils s'adressent, l'histoire du Christ ne repose que sur une légende favorable aux classes exploiteuses, celle d'un agneau fils de Dieu qui rachète de son sang les péchés de l'humanité après s'être fait homme, et qui jugera à la fin des temps ; ce fils de dieu propose à ses fidèles la résignation et l'humilité en ce monde dans l'attente d'un royaume céleste où, après jugement, ressusciteront les justes, les opprimés, qui n'auront point poursuivi de revanche terrestre. Mais cette légende, malgré les couleurs historiques dont elle essaie de se parer, provient, en ce qui concerne le sacrifice autour duquel elle roule, de la tradition la plus primitive.
La religion une fois constituée, contient toujours une matière transmise ; de même que dans tous les domaines idéologiques, la tradition est une grande force conservatrice. Mais les changements que se produisent en cette matière découlent des rapports de classe, et, par conséquent, des rapports économiques entre les hommes qui procèdent à ces changements [47].
5. Notes
1. Cité par Dujardin : Le Dieu Jésus, p. 59.
2. Nous nous croyons en droit de négliger la trop fameuse version slave de la Guerre des Juifs parce qu'elle fut écrite seulement vers 1250 en Lituanie.
3. Dictionnaire philosophique, article «Christianisme». Le même argument vaut pour un autre passage des Antiquités judaïques (XX, IX) où l'on apprend que le grand prêtre Hanan réunit le Sanhédrin en tribunal et fait comparaître devant lui «le frère de Jésus, dit le Messie» avec quelques autres.
4. Deuxième épître Jn 7 : «Car il s'est répandu dans le monde beaucoup de séducteurs qui ne reconnaissent point Jésus-Christ venu en chair.»
5. Tacite : Annales, XV, 44.
6. Bruno Bauer : Le Christ et les Césars (en allemand).
7. Suétone : Claude, XXV.
8. «N'est-ce pas toi qui mis à sec la mer, les eaux du grand abîme» (Isaïe, 51:10). Dieu est, pour reprendre le vers de Racine (Athalie) : «Celui qui met un frein à la fureur des flots.»
9. Dans 11:8, un membre de phrase a été visiblement interpolé pour le bien de la cause.
10. Couchoud : Le Mystère de Jésus, p153.
11. En général, ne sont considérés comme authentiques que l'Épitre aux Romains, les deux premières aux Corinthiens, et des fragments d'autres épîtres. Turmel soutient une thèse radicale : les textes que nous connaissons actuellement seraient l'œuvre de Marcion.
12. Le fameux «Cantique d'amour» dans 1 Cor. 13:1-12, est une surcharge rédactionnelle qui rompt visiblement le texte.
13. Couchoud : Jésus, le Dieu fait homme, p87.
14. Loisy : Le Quatrième Évangile, pp56-57.
15. P.L. Couchoud : Europe n°138.
16. Ce Jean ne serait point le même que celui de l'Apocalypse.
17. Loisy : Le Quatrième Évangile, pp56-57.
18. Bar Kocheba : fils de l'Étoile. Se reporter à la prophétie de Balaam sur l'Étoile (Nombres, 24:17). ù$$$$
19. J. Weiss, cité par Drews : Le Mythe de Jésus, p191.
20. Voici ce que Loisy écrit du fameux Sermon sur la montagne : «Le discours en question n'est pas un discours, mais une compilation qui résulte d'un travail rédactionnel assez compliqué sur des sentences conservées d'abord isolément». (Y a-t-il deux sources de la morale et de la religion ? p40). Et l'on peut en dire autant de tous les discours attribués à Jésus, composés de paraboles, de sentences isolées ou groupées, juxtaposées par d'anonymes compilateurs, opérant à la manière des rabbins sur un fond populaire et traditionnel.
21. Abbé de Broglie : Les Prophètes messianiques, p9.
22. Idem, p10-11.
23. Se reporter à l'édition Loisy des Actes des apôtres (Rieder).
24. Voir Alfaric : Pour comprendre la vie de Jésus (Rieder) : «La clé des récits évangéliques est à chercher dans l'Ancien Testament» (p35). «La trame évangélique a pu être formée d'oracles messianiques fort différents, groupés autour d'un même mot» (p128). Dans ce livre, consacré à l'examen critique de l'Évangile de Marc, Alfaric signale tous les textes de la Bible et tous les textes pauliniens qui ont servi de source aux rédacteurs de cet évangile.
25. A. Loisy : Les Évangiles synoptiques, I, p. 212. Voir également p. 203.
26. Bien entendu, cela n'est qu'une légende ecclésiastique. En fait le canon s'est formé longuement, avec beaucoup de difficultés. À la fin du IIe siècle, il comprenait les quatre Évangiles, les épîtres attribuées à Paul, la 1ère attribuée à Jean, la 1ère attribuée à Pierre ; mais ces écrits eux-mêmes soulevaient des polémiques ; ainsi l'Église de Rome acceptait difficilement l'Évangile de Jean, cher aux communautés d'Asie.
27. Pour le rôle des prophéties dans la formation du mythe de la Nativité, mentionnons au hasard : Isaïe 7:14-16 (texte grec naissance virginale) ; Juges 13 (annonciation de la naissance de Samson) ; Michée 5:1 (prophétie relative à Bethléem) ; Nombres 24:17 (étoile) ; Isaïe 60:6 (dons des rois) et 13:7 (le bœuf et l'âne) ; Psaumes XXI (les mages), etc.
28. Migne : Patrol. lat., XXII, 581.
29. À l'époque préhistorique, les grottes furent assez souvent choisies comme lieux d'inhumation ; c'étaient donc des demeures sacrées où demeuraient des esprits, où l'on célébrait donc des cérémonies ; les mythes se sont formés plus tard avec les dieux personnels.
30. Robertson, cité par C. Guignebert : Le Problème de Jésus, p93. À propos de Jésus guérisseur, il faut noter, en dehors des évangiles, que saint Justin (Dial. C. Tryp., 69) le montre guérissant estropiés, sourds, boiteux, aveugles, ressuscitant les morts ; tous les Pères de l'Église insistèrent sur ce pouvoir miraculeux. Esculape-Asclépios est un dieu sauveur.
31. Burnouf : Science des religions, p179.
32. Idem, pp179-180.
33. Très probablement (les premiers Pères s'en défendent, entre autres Tertullien), des sacrifices rituels sanglants furent accomplis dans les premiers siècles, analogues au taurobole mithriaque, à l'émasculation des Galles en l'honneur de Cybèle ; le récit de la mort de Jean, les nombreuses légendes relatives aux hosties sanglantes en sont peut-être les preuves indirectes (il y a autre chose dans le cas de ces hosties qu'une floraison microbienne). De même, les accusations de licence sexuelle dirigées contre les agapes, en particulier par Celse, ne semblent point dénuées de tout fondement. Le mot «agape» ne signifie-t-il pas : amant, bien-aimé? Nous savons aussi que souvent les cérémonies des mystères antiques étaient accompagnées d'effrénés débordements sexuels et des Pères de l'Église attaquèrent souvent le débauche des premiers croyants, des premiers évêques. Le christianisme a le même base historique que les mystères de salut, ne l'oublions pas.
34. Saturnales : se célébraient au dernier mois de l'année romaine en l'honneur de Saturne, dieu des semailles et des plantations, la légende en faisait le dieu de l'âge d'or. Ces saturnales se prolongent dans notre carnaval.
35. On pense immédiatement à Barrabas (en araméen : Fils du Père).
36. Sir J. Frazer : Le Bouc émissaire, p1.
37. Des miracles, comme la transformation de l'eau en vin, la multiplication des pains et des poissons, la guérison des maladies, etc., ne relèvent certes pas de l'histoire, mais de la légende populaire, aux contours flous, aux mille variantes, et d'une légende formée en des classes pauvres, souffrant de la faim et des maux qu'elle entraîne, souffrant aussi du despotisme romain comme du despotisme des prêtres (d'où le caractère apparemment contradictoire des évangiles).
38. C. Guignebert : Le Problème de Jésus, p. 132.
39. Nous ne nions aucunement les différences, mais ici, seules, les ressemblances nous importent ; il n'y a pas, bien entendu, de retour éternel.
40. A. Loisy : Les Livres du Nouveau Testament, p. 630.
41. Saint Augustin : Contra Epist. Manic. Cap. V.
42. L'histoire juive elle-même contribua à transformer Jésus en un personnage historique : la destruction du temple de Jésus n'annonçait-elle pas la fin du monde, la venue sur terre du Messie pour le jugement dernier ?
43. Contre Marcion et tout docétisme, pour prouver la réalité corporelle et historique du Christ, Tertullien écrit (Adversus Marcionem, IV, 40) : «Ayant pris le pain et l'ayant distribué à ses disciples, il le fit son corps en disant : «Ceci est mon corps», c'est-à-dire est la figure de mon corps. Or, il n'y aurait pas de figure s'il n'y avait pas de corps véritable. Un objet dépourvu de réalité tel qu'un fantôme ne comporte pas de figure. En tout cas, si le Christ n'a pas eu de corps véritable et a voulu faire passer le pain pour son corps, il a dû livrer le pain pour nous. C'eût été un triomphe pour Marcion si le pain eût été crucifié.» Tertullien veut prouver que la réalité du corps et du sang du Christ, en opposition au fantôme de Marcion, est enseignée dans le symbole du pain et du vin. Le docétisme ne devint une hérésie – Marcion fut condamné en 144 – qu'après les Évangiles synoptiques.
44. À ce propos, voici un texte excellent de l'historiciste Loisy (Les Origines du Nouveau Testament, p. 23) : «Dans ceux-ci (les évangiles synoptiques), un être humain, à ce qu'il semble, tout au moins dans Marc, se présente au baptême de Jean et reçoit ce baptême en des conditions miraculeuses où il apparaît investi de la qualité messianique par l'Esprit divin qui le va désormais posséder, l'ayant institué Fils de Dieu… Cette scène est donc a consécration de Jésus comme Messie, et, en même temps, le prototype du baptême chrétien : autant dire le mythe du Christ (une première et principale étape dans la formation de ce mythe) et de l'institution baptismale. Si Jésus a été baptisé par Jean, ce ne fut pas dans ces conditions-là. Ainsi, la relation synoptique ne commence pas comme une histoire de Jésus enseignant, mais comme une catéchèse de l'initiation chrétienne ; et la suite répond à ce début.»
45. Admettre la priorité de l'Évangile de Marcion conduit à reculer la date des Évangiles. Cela nous semble légitime par ce fait seul que cet Évangile constitue une étape nécessaire entre le mythe paulinien – Marcion suivit Paul, glosa ses œuvres – et le récit pseudo-historique des synoptiques.
46. Voir Alfaric : L'Évangile selon Marc (Rieder).
47. F. Engels : «Ludwig Feuerbach», dans Marx-Engels : Études philosophiques, p58-59 (Éditions sociales 1951)
Note additionnelle
+ Il s'agit plus précisément du livre XVIII, partie III. Voir par exemple remacle.org/bloodwolf/historiens/Flajose/juda18.htm