À propos de l'Écran Témoin du 1er novembre 1999 (RTBF)

CETTE page concerne un article que j'avais soumis au Comité Para, dont j'étais secrétaire et trésorier de 1995 à 2000, pour publication dans les Nouvelles Brèves («paraissant quand il sied», en pratique une fois par année). Il n'a pas eu l'heur de plaire à un comité de savants très sceptiques à l'égard de la «philosophie».

Le projet d'article

Croyant ou non au paranormal, mes proches qui ont vu «L'Ecran Témoin» du 1er novembre 1999 sont assez unanimes : le discours des sceptiques est mal passé, et en particulier celui de notre Président. Il n'est pas dans mon but de critiquer sa prestation : il aurait été difficile de faire mieux. Personnellement, je n'aurais pas voulu être à sa place, au vu de l'énormité de la tâche.

Il semblerait que le Comité Para aient été pris à son piège :

  1. Critiques répétées du Comité à l'égard des émissions faisant la part trop belle au paranormal.
  2. Une invitation de dernière minute en juin de Paul Germain, à qui nous répondons que nous voulons être invités à temps, et en nombre égal des croyants.
  3. Une nouvelle invitation selon ces règles, pour constater que le débat est de toute façon inégal.

Je crois que faute de connaître les tics de langage des défenseurs du paranormal, et les tics de pensée contemporains, il est illusoire de faire bonne figure dans une émission télévisuelle, car il ne sert à rien d'avoir raison si on ne sait pas se faire entendre raison : nous aurions beau avoir expérimenté tous les phénomènes avec des conclusions négatives que nous n'aurions peut-être pas fait meilleure figure.

C'est pour cela que je plaide pour une étude par les sciences humaines de la croyance au paranormal, notamment par cette tentative d'analyse des raisons de ce demi-ratage.

L'animateur n'a pas été très honnête

Notre Président n'a pas eu l'occasion d'expliquer les circonstances dans lesquelles le Comité s'est formé. Cela explique bien suffisamment notre raison d'être et il n'y a rien de bien nouveau depuis cinquante ans dans la croyance au paranormal. Pourquoi le Président du Comité Para a-t-il été invité?

Une astrologue avait été annoncée. Elle s'est peut-être désistée sachant qu'elle serait confrontée à un astronome, mais elle a finalement été remplacée par une voyante.

Notre Président n'est ni philosophe, ni sociologue, ni psychologue, la question «Pourquoi croit-on au paranormal ?» était pour le moins bizarre : soit Paul Germain improvise et lance cette question à tout hasard parce qu'elle lui vient dans les cinq dernières minutes, soit cette question était particulièrement retorse. Il aurait fallu énormément d'à propos à notre Docteur en Sciences pour répondre : «Vous aviez plus d'une heure pour le demander à un psychologue ou à un philosophe : pourquoi ME posez-vous MAINTENANT cette question?».

De façon plus anecdotique, vers le milieu de l'émission, notre Président a été l'objet d'un zoom en très gros plan et très tenace sur ses lèvres tremblantes. Le cameraman avait-il des instructions, alors qu'il y a une quinzaine d'années, les journalistes TV invoquaient la déontologie pour expliquer qu'ils ne filmaient jamais un homme politique mangeant des spaghettis, cette performance ne pouvant jamais être filmée sous un jour favorable ?

Slogan contre pensée

Dans son ouvrage Contre la télé (Marcelle 1998:48), Pierre Marcelle cite une interview de Philippe Val dans Libération :

Les gens d'extrême droite, pour exprimer leur pensée, n'ont besoin que de quatre mots : «Non à l'avortement», «À bas les arabes», «Vive la peine de mort». Nous, pour exprimer que cela mène à la barbarie, on est obligé d'élaborer une pensée. C'est long, et donc, nous sommes de mauvais clients pour la télévision.

L'utilisation des médias par les tenants du paranormal est la même, convaincus à raison peut-être que l'affirmation péremptoire est plus rentable. Il suffit de revoir l'émission sous cet angle : les sceptiques essaient d'expliquer, les croyants affirment. Par exemple :

 — Tenez-vous des statistiques?
 — Pas besoin, les gens reviennent, c'est donc qu'ils sont satisfaits !

Comme si cela ne pouvait être expliqué par le fait que «les gens» peuvent être contents parce qu'on a écouté leurs problèmes, qu'on les a rassurés, qu'on leur a parlé du sujet qui leur tient le plus à cœur (à savoir, d'eux-mêmes), parce qu'on leur a renvoyé une image qui leur convient, parce qu'ils préfèrent une information non étayée à l'ignorance, parce qu'on leur a raconté une histoire tellement vague qu'elle sera toujours vraie, «quelque part»…?

Et lorsque le biologiste Rémy Chauvin affirme que deux de ses quinze petits-enfants ont montré des compétences parapsychiques au-dessus de la normale, est-il recevable par le téléspectateur moyen que dans toute distribution statistique sur un phénomène aléatoire, il est tout à fait probable que quelques résultats soient au-dessus de la moyenne, mais qu'il néglise de s'intéresser à ses petits-enfants qui étaient probablement en dessous de la moyenne ? C'est justement l'oubli ou l'élimination des cas négatifs qui font que l'on peut (se) persuader de la véracité des phénomènes paranormaux.

Une science de moins en moins lisible

Gérard Chevalier avance que la vulgarisation scientifique présente en soi un problème dans la mesure où elle change en vérités absolues des acquis provisoires et relatifs à la recherche. Les profanes, très éloignés de l'expérience et des débats, ne peuvent entendre qu'un récit fini. Et selon le niveau de formation scientifique, ces résultats, en général contraires au bon sens, peuvent se muer en représentations fantasmatiques.

Ainsi, «des représentations socialement constituées sont redéfinies par leur intégration aux disciplines mythiques et systématiquement exhibées comme référence indubitable» (Chevalier 1986:208, sur basant notamment sur un livre de Philippe Roqueplo paru en 1974). Les apports de la physique quantique, très peu intuitifs, peuvent être évoqués dans la justification des croyances (télépathie, précognition…).

On peut en effet noter que le rapport à la science est ambigu chez les croyants au paranormal : on dénigre volontiers une science réductionniste, scientiste, inhumaine etc. tout en faisant appel à son autorité ou à ses concepts pour légitimer ses croyances, comme par exemple la vision «holographique» ou «fractale» du monde, qui expliquerait que tout ce qui est en haut est comme ce qui est en bas (idée de Swedenborg) ainsi que «synchronicité» (idée de Jung) entre une position planétaire et un destin individuel.

Il ne sert à rien de balayer ces affirmations d'un revers de la main : il s'agit d'une forme de pensée largement admise (même si elle n'est pas comprise) par une bonne partie de la population (qui justifie notamment les médecines non académiques), et il ne sera pas possible de s'attaquer aux croyances au paranormal sans d'abord contester valablement ce «nouveau paradigme».

Liberté et égalité

On est toujours sceptique par rapport à une croyance, et la croyance, c'est toujours la croyance de l'autre. Or l'air du temps – et c'est heureux –, est au respect de la liberté d'opinion. Il n'est donc pas «sympa», pas «cool» d'être sceptique, de remettre la foi de l'autre en question. Et l'on voit que la liberté d'opinion, victoire d'un combat laïque ou sceptique se retourne contre les agnostiques et les sceptiques. J'y reviendrai.

Il est vrai que croire est un droit fondamental : la liberté de culte est inscrite dans notre Constitution et dans la Déclaration des Droits de l'Homme, ce qui n'empêche pas les effets pervers que constatait le philosophe B. Oudin (Oudin 1984:13) :

Il semble d'ailleurs que l'idée même de tolérance ait été l'objet d'un curieux détournement. Machine de guerre mise en place par les philosophe du XVIIIe siècle vis-à-vis d'un église abusant de ses pouvoirs de coercition, l'idée a été retournée par l'église contemporaine à son seul profit. En ce sens que toute croyance affichée est considérée comme normale alors que tout athéisme proclamé est perçu comme sectaire, et ce jusqu'au sein même de la gauche…

Après la liberté de pensée, l'égalité est aussi une des valeurs actuelles, ce qui peut expliquer que toute autorité, même scientifique, soit de plus en plus contestée : «j'ai autant de droit à la parole que quiconque».

Notez que d'un autre côté, on citera volontiers Einstein pour sa croyance aux fantômes ou son opinion (hypothétique ou hasardeuse) sur un cerveau inutilisé à 90%. On oubliera dans ce cas volontiers qu'Einstein n'était en rien neurologue ou que la neurologie de 1955, l'année de sa mort, a certainement évolué. Et de plus, que signifie 10% d'un cerveau ?*

Jean-Bruno Renard, de son côté, a analysé la façon dont les biorythmes se légitiment par des références trompeuses aux sciences (Renard, 1995).

C'est cela qu'il aurait fallu dénoncer, bien qu'il soit assez difficile de dire tout cela à la télévision, en prenant le risque de passer pour un mandarin ou un scientiste borné, grincheux et moraliste.

«Et l'humanisme, dans tout ça?»

Pour terminer la trilogie révolutionnaire, voyons un peu du côté de la fraternité : en partant d'une étymologie hasardeuse, certains mystiques affirment que la science sépare (science n'est pas loin de scidere, et analyse signifie décomposition, ce que Descartes préconisait dans son Discours de la Méthode).

Religion par contre relierait les individus (religare). Notons que les éditions de 1982 et 1993 du Petit Robert donnent néanmoins : 1085 «monastère»; lat. religio attention scrupuleuse, vénération, de relegere, «recueillir, rassembler», de legere, «ramasser», et fig. «lire»), ou de religare, «relier». Nous voyons qu'entre une étymologie complexe mais dont on peut attester une généalogie (et qui explique l'expression «entrer en religion») et une explication simpliste, les mystiques préfèrent ce qui leur parle de façon la plus directe.

Il est peut-être utile de préciser que dans le contexte de la Rome antique (et de façon générale dans les religions non révélées) la religion renvoie davantage aux rites en tant qu'actes de soumission au social (Durkheim 1912) : il est utile pour les sociétés archaïques qu'une morale viennent se placer au-dessus de la conscience des hommes. Ce serait la fonction des rites, transcendants mais surtout indispensables : les négliger explique toutes les catastrophes. Mais une vision romantique des premières communautés chrétiennes (les catacombes) insistera davantage sur le lien social en œuvre dans cette religion des temps hérétiques.

Retenons que la science est, pour nos mystiques ou croyants au paranormal, anti-humaniste : en se coupant de la religion, la science a perdu sa conscience. C'est la conclusion du livre Les Somnambules d'Arthur Koestler, relisez-le si vous l'avez lue un peu trop vite.

Et finalement, pourquoi croit-on au paranormal ?

Bien malin qui dira pourquoi les croyances au paranormal semblent si stables. Certaines hypothèses peuvent être avancées. La première serait qu'il semble moins honteux de professer une croyance, ce qui peut voir un effet sur les réponses au sondage, effet difficile à quantifier, tout comme le thème de la solitude grandissante dans nos sociétés modernes…

Une réalité sociale difficile impliquerait que les populations les plus menacées ou touchées par le chômage soient plus sensibles au phénomène. Dans les sondages français, les femmes, les personnes âgées, les catégories socio-professionnelles inférieures et les petits diplômes semblent être plus portés vers les parasciences (astrologie…), tandis que les hommes, les jeunes, les catégories socio-professionnelles supérieures et les diplômes supérieurs adhérent plus à la réalité des phénomènes parapsychiques (radiesthésie…) (Boy, Michelat 1986). C'est la raison pour laquelle j'ai séparé les parasciences des phénomènes parapsychiques dans mon mémoire de fin d'étude en sociologie (Beumier 1999).

Pour le narcissisme contemporain, toutes les manières de parler de soi ou d'entendre parler de soi sont bonnes (l'identité par le signe astrologique ou la forme du visage), ou de se préoccuper de soi, de ses qualités, de ses «possibilités insoupçonnées»… Il semblerait que les moments de la vie de l'humain est le plus sensible aux croyances paranormales soient ceux propices aux changements : adolescence, divorces, retraites… (Boy, Michelat 1986), où le narcissisme est un problème prégnant.

Il ne faut certainement pas oublier un effet de mode exploité et donc co-créé de façon démagogique par les médias, pour qui les taux d'écoute constituent l'objectif premier et qui devront bien, d'ici quelques années, trouver autre chose…

Que faire ?

S'opposer de manière frontale aux tenants du paranormal me semble difficile. Informer et former les gens qui hésitent me semble plus payant. Mais une fois leur conviction établie que rien n'est venu étayer les thèses paranormales, rien n'est encore gagné.

Certains peuvent s'étonner de l'existence de ce genre de comité, ces expérimentations ne leur semblant pas utiles. Et vouloir convaincre des personnes qu'elles font fausse route peut sembler prétentieux, inutile et curieux, à la limite de l'intolérance. Et ce ne sont pas nécessairement des gens favorables au paranormal qui s'étonnent ! Même des plus critiques pensent qu'il est illusoire d'essayer de changer l'éternelle âme humaine, assoiffée de mythes et d'irrationnel.

L'expérimentation des phénomènes peut rester intéressant (la répétition est la mère de la pédagogie), mais Douglas Hofstadter a résumé de cette façon ces interminables débats qui peuvent avoir lieu lorsque l'on fait faire preuve de trop de largeur d'idée face aux discours favorables au paranormal :

Est-ce que les pyramides en carton peuvent réellement affûter les lames de rasoir qu'on place dessous? Combien de semaines faut-il attendre avant d'abandonner? Et si on abandonne et qu'un ami vient raconter que cela marche pour de bon si on place un œuf sur le plat à chaque coin de la pyramide? Vous allez reprendre les chose à zéro et refaire l'expérience avec autant de sérieux? Pourrez-vous une seule fois rejeter d'emblée une allégation? (Hofstadter 1988:127).

Mieux connaître nos adversaires, leur mode de pensée et leurs techniques de persuasion nous permettra sans doute d'être plus convaincants. C'est à cela que devrait actuellement s'attacher le Comité Para.

Ajouts tardifs

Note de 2020 : depuis lors, Élizabeth Teissier a fait mieux en exhumant pour sa thèse de doctorat en sociologie une autre fausse citation, qui concerne Einstein et sa prétendue croyance en l'astrologie.

Le problème des débats entre tenant de disciplines parapsychologiques ou parascientifiques (voir cette page pour le distinguo) a été analysé par la linguiste Marianne Doury dans une thèse intitulée Le débat immobile. L'argumentation dans le débat médiatique sur le paranormal (Doury, 1997), voyez cette recension.

Bibliographie

Boy, Daniel et Guy Michelat
1986 «Croyances aux parasciences, dimensions sociales et culturelles», Revue française de Sociologie, XXVII, 175-204
Beumier, Jean-Christophe
1999 L'interprétation de l'action chez les personnes «croyant au paranormal» ainsi que leurs rapports à la modernité, mémoire de fin de Licence en Socio-anthropologie, Université Libre de Bruxelles
Chevalier, Gérard
1986 «Parasciences et précédés de légitimation», Revue française de Sociologie, XXVII, 205-219
Durkheim, Émile
1912 Les formes élémentaires de la vie religieuse, Quadrige, Paris, PUF (Ed. 1994).
Hofstadter, Douglas
1988 «Mondes mentaux en collision : Skeptical enquirer contre National enquirer» in Ma thémagie, Paris, InterEdition.
Koestler, Arthur
1960 Les Somnambules, Le Livre de Poche, Paris, Calmann-Levy
Marcelle, Pierre
1998 Contre la télé, Lagrasse, Ed. Verdier.
Oudin, B.
1984 «Le “retour du sacré” en Occident et dans le Tiers-Monde» in Aspect de l'irrationalisme contemporain, Gilbert Hottois dir., Centre d'action laïque, Bruxelles, Ed. de l'ULB.
Renard, Jean-Bruno
1995 «L'apparence de la science», Sciences humaines n°53, Août-septembre 1995, pp. 30-33
Roqueplo, Philippe
1974 Le partage du savoir : science, culture, vulgarisation, Paris, Seuil.