Voyance et politique
SUR sept prédictions de voyants français à propos des élections présidentielles de 2012, aucune n'a vu Hollande battre Sarkozy au second tour. Rappelons qu'au premier tour, Hollande, Sarkozy et Le Pen ont respectivement obtenu 28,63%, 27,18% et 17,90% des voix, Hollande ayant battu Sarkozy au second tour par 51,64% contre 48,36%. Comment interpréter ce grand raté de la voyance?
Les cinq premiers médiums dont il sera question ci-dessous ont chacun eu l'honneur d'un article du défunt France-Soir dans la semaine du 19 au 24 décembre 2011, les deux autres ont été trouvés sur Internet.
Dans France-Soir
Hollande hors combat
Claude Alexis prévoit que Hollande sera mis hors combat à cause d'une affaire ne le concernant pas, Sarkozy étant réélu au second tour face à Le Pen.
Sarkozy bat Hollande de justesse
Pour Meredith Duquesne, Sarkozy est élu au second tour par une faible marge contre Hollande, miné par des événements familiaux déstabilisants.
Isabelle Viant voit Sarkozy résoudre un problème national et même international tellement important qu'il gagne les présidentielles face à Hollande, mais par un si petit écart qu'ils devront gouverner ensemble (on est pourtant président à une voix près). Cette médium voit également Bayrou appeler à voter Sarkozy, alors que Bayrou a explicitement déclaré qu'il voterait Hollande.
Sarkozy président, mais pas jusqu'au bout
Carole Thizon est un peu plus pessimiste vis-à-vis du président sortant, réélu mais ne finissant pas son mandat pour des raisons de santé.
Hollande président, mais!
Monsieur Olivier est le seul voyant ayant prédit la victoire du candidat de gauche, mais face à Le Pen, dont il pressent une montée de la notoriété, allant jusqu'à prédire que le FN aura «quelques sièges dans le gouvernement» (quelques sièges à l'Assemblée nationale, ou quelques portefeuilles ministériels au Gouvernement?). Cette victoire sera par ailleurs assortie de l'écroulement de l'immobilier en mai 2012, suivi d'une vive augmentation du prix de la viande et des légumes, et d'un Sarkozy remontant en popularité.
Sur deux autres sites: presque Le Pen
Un certain Zébulon voit un second tour Sarkozy-Le Pen gagné par le président sortant, mais de justesse parce que la gauche se réfugie dans l'abstention. Cela voudrait dire que Le Pen vaut électoralement Sarkozy, ce qui n'apparaît pas dans les résultats du premier tour.
Une certaine Diane ne pense pas que Marine Le Pen sera élue au premier tour (ce qui aurait signifié 50% des suffrages), bien qu'elle remonte dans les «statistiques», mais peut-être bien au second tour (sans préciser le challenger) si elle ne lâche pas psychologiquement. Cette médium voit également beaucoup de violence sur sa famille, et même physiquement sur la candidate.
Discussion
Il n'aurait pas fallu être étonné de ces prédictions si les observateurs politiques dans leur ensemble avaient pensé probable la victoire du président sortant ou un score très élevé de Le Pen. Mais comme aucun de ces voyants n'a imaginé une défaite de Sarkozy face à Hollande, une explication de leur cécité est à rechercher.
Des voyants provocateurs
Une première explication serait que les voyants auraient tendance à jouer la surprise pour marquer les esprits au cas où l'improbable se réalise. Cela ne semble pourtant pas la technique habituelle, les voyants accumulant souvent les prédictions les plus probables, comme une mort dans le monde du spectacle, des inondations dans les pays de mousson, des tremblements de terre en Asie ou des catastrophes aériennes…
Des croyants conservateurs
Une autre supposition se baserait sur le conservatisme supposé des croyants à la voyance, à qui s'adresse ce genre de prédiction: les voyants sont certainement entraînés à dire ce que leurs clients veulent entendre. Mais pour cela, il faudrait savoir comment votent les lecteurs des tabloïdes comme France-Soir… Question intéressante, mais des chiffres existent-ils sur la question?
L'ISSP/Religions III, dont vous trouverez une brève description ici, nous fournit les chiffres bruts de l'enquête 2008, ce qui permet de réaliser un tableau croisé entre manière de voter et croyance à la voyance (question: «Les voyants peuvent-ils prédire l'avenir?»).
2008 | Nbre* | Oui | Prob. | Impr. | Non | Oui+P | Non+I | |||
---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
PCF | 5,5% | 82,5 | 3,6% | 28,4% | 15,9% | 52,1% | 32,0% | 68,0% | ||
LO-LCR | 5,9% | 90,0 | 5,5% | 25,1% | 17,8% | 51,6% | 30,6% | 69,4% | ||
PS | 34,8% | 527,0 | 1,9% | 22,0% | 25,3% | 50,8% | 23,9% | 76,1% | ||
EELV | 7,8% | 118,6 | 8,8% | 19,8% | 36,2% | 35,1% | 28,6% | 71,3% | ||
Modem | 10,4% | 157,4 | 3,6% | 20,5% | 23,2% | 52,6% | 24,1% | 75,8% | ||
UMP | 33,5% | 507,5 | 3,0% | 23,7% | 25,8% | 47,5% | 26,7% | 73,3% | ||
FN | 1,5% | 22,5 | 18,7% | 32,8% | 11,9% | 36,5% | 51,5% | 48,4% | ||
Autres | 0,5% | 7,6 | 12,6% | 22,8% | 32,9% | 31,7% | 35,4% | 64,6% | ||
Total | 100% | 1513,0 | 3,6% | 22,9% | 25,0% | 48,5% | 26,5% | 73,5% |
Sur 2454 personnes interrogées, 88,5% répondent à la question «Les voyants peuvent-ils prévoir le futur?», et 71,2% seulement ont confié leur dernier vote aux enquêteurs. Le croisement de ces données nous a donné 61,7% de personnes pour lesquelles il est possible de croiser les variables. L'affrontement entre LREM et le FN au second tour a peut-être brouillé les pistes. Il n'empêche que les électeurs pour le FN se déclarent en général moins, ce qui se retrouve ici entre les résultats réels et les votes déclarés.
Les chiffres vont dans le sens d'électeurs «FN» croyant bien plus à la voyance, mais cette tendance n'est pas très sûre étant donné le nombre anormalement faible du FN dans cette étude (1,5%) suite notamment à leur score historiquement bas aux législatives ayant suivi la victoire de Sarkozy en 2007 (4,3%) et la discrétion notable de ses électeurs. Europe-Écologie-Les Verts est le second parti dont les électeurs croient le plus à la voyance.
2018 | Réel | Décl. | Nbre* | Oui | Prob. | Impr. | Non | Oui+P | Non+I | |||
---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
LO | 0,5% | 0,6% | 3,6 | 32,8% | 31,2% | 35,9% | 32,8% | 67,1% | ||||
NPA | 0,8% | 0,5% | 2,9 | 36,4% | 41,0% | 22,6% | 66,8 | 63,6% | ||||
LFI | 19,6% | 18,8% | 115,4 | 2,9% | 32,4% | 24,8% | 39,8% | 35,3% | 64,6% | |||
PS | 6,4% | 10,1% | 62,4 | 1,0% | 23,6% | 31,5% | 43,8% | 24,6% | 75,3% | |||
LREM | 24,0% | 37,7% | 232,2 | 3,5% | 17,4% | 33,5% | 45,6% | 20,9% | 79,1% | |||
LR | 20,0% | 13,7% | 84,4 | 7,3% | 20,5% | 33,0% | 39,2% | 27,8% | 72,2% | |||
DLF | 4,7% | 4,1% | 25,3 | 24,1% | 39,4% | 28,8% | 7,7% | 63,5% | 36,5% | |||
FN | 21,3% | 13,4% | 82,5 | 7,9% | 25,6% | 14,9% | 51,6% | 33,5% | 66,5% | |||
SP | 0,1% | 0,2 | 1,1 | 100% | 100% | |||||||
RS | 0,9% | 0,5 | 3 | 47,5% | 26,2% | 26,2% | 47,5% | 52,4% | ||||
UPR | 0,7% | 0,4 | 2,3 | 42,1% | 57,9% | 100% |
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Les déclarations de vote recueillie dans l'étude ISSP Religion IV de 2018 ne sont pas représentatifs des résultats au premier tour des présidentielles de 2017 : comme les électeurs n'ont pas toujours bonne mémoire, certains votes sont surévalués, et d'autres sous-évalués. De plus, le souvenir du second tour peut encore brouiller les souvenirs. Les partis très peu représentés sont donnés pour que le tableau soit complet, mais n'y cherchez aucune confirmation : ce n'est pas sur quelques personnes que l'on peut dégager des tendances.
Lorsqu'on agrège les «Oui» et «Probable» d'un côté, les «Non» et «Improbable» de l'autre, on voit que les centristes rejettent davantage le phénomène de voyance, sans différence nette entre les personnes votant pour la droite modérée et la social-démocratie.
Des voyants conservateurs
La troisième hypothèse est que les voyants sont eux-mêmes conservateurs. Cette supposition ne devrait pas surprendre, car si les voyants sont censés lire ce qui est déjà écrit dans le Cosmos, il ne sert à rien de vouloir changer le cours des choses.
Mais finalement, les voyants sont les plus grands débiteurs de lieux communs, et une droite plus légitime est un grand classique en France, où la gauche ne gagne jamais «que par effraction» (Alain Minc, François Baroin, Nathalie Koziusko-Morizet) ; plus louis-quatorzien, Roger Chinaud avait déjà osé un «J'ai mal à la France» suite à la défaite de Giscard d'Estaing en mai 1981.