La Grande Histoire de la Chrétienté

LA publicité qualifiait de «contre-enquête» le dossier «La Grande Histoire de la Chrétienté» du Vif-L’Express 3259 (20 décembre 2013), sans préciser ce contre quoi cette enquête était diligentée. Il s’agit là d’un effet d’annonce, dont Le Vif-L’Express est coutumier.

Dans une petite introduction alambiquée (p46), Christian Makarian reconnaît que la foi chrétienne s’efface en Occident, mais pense savoir qu’«un nouveau besoin de connaissance se fait jour», «la recherche d’un sens personnel comme le rétrécissement du monde invit[a]nt à ne pas ignorer sa propre civilisation» (p46), adhérant de ce fait à la thèse des origines chrétiennes de l’Europe.

Voyons ce que ce dossier peut nous apprendre sur la religion chrétienne, synopse des évangiles et la Bible de Jérusalem (plus précise) sous les yeux : contrairement au dossier du Vif-L’Express, les passages d’évangile évoqués sont référencés.

1. «Le christianisme a été un ascenseur social»

1.1 Douze apôtres?
1.2 Jean le baptiste, peu connu?
1.3 Qu’a-t-on récemment appris sur Jésus?
1.4 Réhabilitation de Paul

2. Jésus et les siens

2.1 Les femmes
2.2 Dans les pas des Douze
2.3 Le martyre de Paul

3. Genèse de l’Église

4. L’odyssée du Nouveau Testament

5. Conclusion

6. Bibliographie

1. «Le christianisme a été un ascenseur social», p. 48-50

Ce premier article se trouve sur le site du Vif-L’Express et sur le lien deux lignes plus bas.

Le premier texte est une interview, par Christian Makarian, de Daniel Marguerat, «spécialiste du Jésus historique» selon forumreligion.com, pasteur de l’Église réformée de Vaud et Doyen de la Faculté de Théologie de l’Université de Lausanne de 1984 à 2008. Son œuvre est étendue; le Wikipedia francophone la présente comme tournée vers le Jésus de l’histoire et la théologie paulienne, rédigeant un commentaire sur les Actes des Apôtres. Voilà donc une plume autorisée sur le l’histoire de Jésus et des débuts de l’Église.

Évidemment, trois pages (moins les illustrations) ne permettent pas de s’apesantir sur la justification ou les explications de toutes les assertions. Passons sur la première question «Jésus a-t-il voulu fonder une nouvelle religion?», que personne ne se pose plus depuis longtemps : s’il a institué le rite de la communion (pas même du baptême), Jésus est surtout connu pour ses miracles, sa morale et le missionnement de ses apôtres. Néanmoins, le pasteur Marguerat commet l’imprudence de parler des douze apôtres, expliquant que le nombre revêt des raisons symboliques : rassembler les douze tribus d’Israël, ce que seuls Matthieu et Luc précisent (Matthieu 19:28, Luc 22:30).

1.1 Douze apôtres?

Cet éminent théologien passe néanmoins sur la difficulté du nombre, qui n’est pas trop clair dans les évangiles. «Apôtre» signifie «envoyé». Marc par exemple envoie les Douze deux à deux pour une première mission d’évangélisation (Marc 6:7), tandis que dans le passage correspondant de Luc, il est question de 72 «autres», également envoyés deux à deux (Luc 10:1). Matthieu ne parle à cette occasion que de disciples (Matthieu 11:1).

En fait, seul Luc utilise çà et là le terme «apôtre», six fois. Marc ne l’utilise que deux fois, en opposition avec les disciples de Jean le Baptiste (Marc 6:30-31), et Matthieu une seule, à l’occasion de l’institution des Douze, comme s’il le texte s’était aligné sur Luc. En comparaison, les Actes utilisent le terme 31 fois. Marc et Matthieu s’accordent sur douze noms, mais Luc remplace Thaddée par un certain Judas fils de Jacques, un autre que celui qui livrera Jésus.

Jean, qui ignore le mot «apôtre», ne connaît pas l’institution des Douze, et n’utilise le nombre qu’en deux endroits. Le premier évoque la trahison d’un d’entre eux (Jean 6:67-71), et le second, plus maladroit, l’assemblée des Douze après la résurrection (Jean 20:24) comme si Judas en faisait encore partie… Rappelons que le remplaçant ne devait être tiré au sort qu’après le départ définitif de Jésus (Actes 1:15-26).

L’évangéliste Jean dénombre un groupe de sept disciples particuliers (Jean 21:2), et pas tous par leur nom : il semble se citer à travers la périphrase «le disciple que Jésus aimait», ou parmi les fils de Zébédée, identifiés chez les synoptiques comme étant les apôtres majeurs Jean et Jacques. Parmi les sept cités ensemble, un Nathanaèl est totalement inconnu des autres évangiles. Il cite par ailleurs plusieurs fois Judas Iscariote et un autre «Judas pas Iscariote» (Jean 14:22), ce qui ne nous en fait encore que neuf.

Pour les synoptiques toutefois, seuls Pierre, Jean, Jacques et Judas Iscariote sont fréquemment nommés, les autres très peu souvent, voire pas du tout en dehors de la liste lors de l’institution des Douze, qui semble donc surtout exister pour justifier le nombre.

1.2 Jean le baptiste, peu connu?

Daniel Marguerat affirme à propos de «Jean le Baptiseur» qu’il a inventé le baptême unique, que Jésus a été son disciple et qu’il est bien moins connu que Jésus. Une affirmation difficile à étayer, une autre plutôt fantaisiste, et une troisième très peu risquée…

Jean inventeur du baptême unique

Il est difficile de voir dans le baptême de Jean autre chose qu’un rite de purification. Les synoptiques et les Actes affirment que Jean donnait un baptême de repentance (Matthieu 3:11, Marc 1:4-5, Luc 3:3, Actes 13:24, Actes 19:4), Matthieu et Marc ajoutant que le baptême était lié à la confession des péchés (Matthieu 3:6, Marc 1:5) ; Luc lie également baptême de repentir et rémission des péchés (Luc 3:3), ce qui semble bien peu compatible avec le baptême unique de conversion ou d’admission comme il l’est devenu dans le christianisme. Il s’agit donc là d’un contresens avéré.

Jésus disciple de Jean

L’affirmation que Jésus est disciple de Jean (le baptiste) est tout aussi contestable : les quatre évangiles font annoncer par Jean le baptiste une personne dont il n’est pas digne de défaire les sandales (Matthieu 3:11, Marc 1:7, Luc 3:16, Jean 1:27).

Si Jésus demande à se faire baptiser par ce dernier, c’est en prélude au signe divin nécessaire, la voix descendue des cieux qui reconnaît Jésus comme son Fils (Matthieu 3:17, Marc 1:11, Luc 3:22). C’est encore plus clair chez Jean : «je ne le connaissais pas; mais c’est pour qu’il fût manifesté à Israël que je suis venu baptisant dans l’eau.» (Jean 1:31).

Le baptême de Jésus est même l’occasion de faire protester Jean le Baptiste que c’était plutôt à Jésus de le baptiser (Matthieu 3:14). La connivence, sous forme d’aparté théâtral, est certaine chez cet évangéliste: «Mais Jésus lui répondit: “Laisse faire pour l’instant” : car c’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir toute justice."» (Matthieu 3:15).

Jésus n’est donc nullement disciple du baptiste selon les évangiles canoniques.

Jean bien moins connu que Jésus

Dire que Jean le baptiste est moins connu que Jésus est d’une telle évidence qu’on ne risque pas de se tromper : l’évangile, qui est la «bonne nouvelle» qu’un sauveur nous est né, qu’il a prêché la bonne parole et qu’il est mort et a ressuscité, doit nécessairement avoir ce sauveur pour personnage principal. Mais en lisant un peu moins superficiellement les évangiles, il devient évident que Jean le baptiste a une notoriété au moins équivalente à celle de Pierre, futur chef de l’Église.

  La notoriété de Jean le baptiste

Les évangiles ne sont pas avares de détails sur la vie du baptiste : on sait qu’il vit chichement dans le désert, vêtu d’une peau de chameau, mangeant des sauterelles et du miel sauvage (Marc 1:6, Matthieu 3:4).

Luc connaît même le nom et la profession de son père, le prêtre Zacharie, qui prophétise que son fils précédera et annoncera la venue du Sauveur (Luc 1:67-79). Il sait de plus que sa mère, Élisabeth, est parente de Marie (Luc 1:36). Mais le troisième évangéliste ne dit pas clairement qui a baptisé Jésus, on ne sait donc pas s’il l’a reconnu (Luc 3:19-22). De façon objective, seuls Matthieu et Marc affirme que Jean a baptisé Jésus (Matthieu 3:14-16, Marc 1:9), l’évangile de Jean se bornant à dire que le baptiste a reconnu Jésus et proclamé qu’il baptiserait dans l’Esprit saint (Jean 1:29).

De plus, les quatre évangiles font tous commencer la vie publique de Jésus par l’annonce de sa venue par Jean, suivie du baptême. Les synoptiques racontent que Jean donnait un baptême de repentance (Matthieu 3:11, Marc 1:4, Luc 3:3, Actes 13:24, Actes 19:4), celui-ci précisant qu’il baptisait avec de l’eau, mais qu’un autre viendrait et baptiserait dans l’Esprit saint (Marc 1:8, Jean 1:33, Actes 1:5, Actes 11:16), ou dans l’Esprit saint et le feu (Matthieu 3:11, Luc 3:16).

Seul Jean affirme que Jésus baptisait également, entouré de ses disciples (Jean 3.22), avant de préciser que Jésus lui-même ne baptisait pas lui-même (Jean 4:2) ; les Actes semblent expliquer cela en liant le baptême dans l’Esprit saint à la pentecôte toute proche (Actes 1:5-8).

Jésus affirme que Jean le baptiste est le messager venu pour lui préparer la route (Matthieu 11:10, Luc 7:27), qu’il est plus qu’un prophète (Luc 7:26), le plus grand de tous les hommes, bien que plus petit que quiconque du Royaume des Cieux (Matthieu 11:11, Luc 7:28).

Jean était également prédit par Isaïe (Marc 1:2, Luc 3:4) pour préparer la route de Jésus. Pour certain, Jean est pris pour Élie ou un prophète (Marc 6:15). L’évangéliste Jean se réfère également plusieurs fois au baptiste, envoyé par Dieu avant la venue de Jésus (Jean 1:6-15). Le baptiste proclame la venue d’un plus fort que lui (Marc 1:7, Luc 3:16), se disant son inférieur (Jean 1:27), et précisant n’être ni Élie, ni le Christ (Jean 1:21), mais envoyé avant lui (Jean 3:28).

Jean le baptiste s’inquiète néanmoins, de sa prison, de savoir si c’est bien Jésus le Messie (Matthieu 11:2-4, Luc 7:19-20), en contradiction avec ses certitudes antérieures et l’évangile de Jean, qui témoigne de la colombe et affirme que le baptiste, devant ses propres disciples, appelle Jésus l’«agneau de Dieu» (Jean 1:32-36).

Les synoptiques racontent encore de façon détaillée les raisons de son arrestation et les conditions de sa mort : ayant critiqué Hérode le Tétrarque qui s’était marié avec sa belle-soeur Hérodiade (Luc 3:19-20) et le roi s’étant délecté d’une danse de sa nièce et en même temps belle-fille, ce dernier lui accorde la faveur qu’elle voudra. Elle demande la tête du baptiste (Matthieu 14:3-11, Marc 6:17-28). Luc se borne, de son côté, à dire que Hérode affirme l’avoir fait décapiter (Luc 9:9).

L’importance de Jean le baptiste ne se résume pas à sa prédication liée au baptême ni à sa décapitation. Il est également évoqué plus d’une fois après sa mort:

  • averti des hauts faits de Jésus, Hérode se demande s’il ne s’agit pas de Jean le Baptiste ressuscité des morts, ce qui expliquerait ses miracles (Matthieu 14:2, Marc 6:14,16, Luc 9:7).
  • les synoptiques font référence aux disciples du baptiste qui jeûnent alors que ceux de Jésus mangent et boivent (Matthieu 9:14, Marc 2:18, Luc 5:33).
  • lorsque Jésus interrogent ses disciples sur sa nature, le nom du baptiste arrive avant les prophètes Élie et Jérémie (Matthieu 16:14, Marc 8:28, Luc 9:19), ce qui peut sembler logique puisque pour les synoptiques, Jésus est baptisé avant le recrutement des premiers apôtres
  • Jésus se réfère au baptême de Jean (Matthieu 21:25) et sait que la foule tient le baptiste pour un prophète (Matthieu 21:26, Marc 11:32, Luc 9:8, Luc 20:6): il reproche enfin aux grands prêtres de ne pas avoir cru en lui (Matthieu 21:32, Luc 7:30)
  • les disciples demandent à Jésus de leur apprendre à prier, comme Jean l’a fait pour ses disciples (Luc 11:1)
  • lorsque Jésus prophétise la mort du Fils de l’homme, les apôtres pensent qu’il s’agit du baptiste (Matthieu 17:12-13).
  • Jésus dit encore explicitement qu’il y a un temps avant Jean, celui de la Loi et des Prophètes et le temps d’après, lorsque le Royaume de Dieu est annoncé (Luc 16:16).
  • l’évangéliste Jean raconte que c’est le baptiste qui présente à Jésus ses disciples André et Pierre (Jean 1:36-37); il s’en réfère encore au baptiste pour magnifier l’importance de Jésus (Jean 5:33-36, Jean 10:41)
  • Luc, dans son récit sur l’enfance, sait de plus que le père de Jean est le prêtre Zacharie, qui forme avec Élisabeth un couple âgé et stérile. Il est visité par l’ange pour lui annoncer la naissance de Jean. Selon Luc, Marie va rencontrer cette Élisabeth juste après la visitation de l’ange (Luc 1) ; la tradition en fait même des cousines.
  • Les Actes des apôtres, outre les références mentionnées, parlent encore ça et là de Jean et surtout de son baptême, utilisant notamment la curieuse expression attribuée à Paul «Au moment de terminer sa course…» (Actes 13:25), à rapprocher des paroles du baptiste «Il faut que lui grandisse et que moi je décroisse» (Jean 3:30) que Marc Hallet replace dans une vision astronomique: les naissances de Jésus et de Jean sont placées bien près des solstices ; la (dé)croissance et la course font penser au déplacement visible des astres.
  • Les épîtres par contre ignorent complètement le baptiste.

  La notoriété de Simon-Pierre

Le premier des apôtres, Pierre, ne semble qualitativement pas aussi bien traité dans les évangiles, parce qu’il convenait sans doute de montrer qu’un pécheur, matamore et peureux, pouvait néanmoins devenir le personnage le plus important de la communauté naissante.

Les synoptiques nous apprennent lors de son recrutement qu’il est pêcheur (Matthieu 4:18-19, Marc 1:16-17, Luc 5:1-10), mais pour le quatrième évangile, c’est par l’intermédiaire de son frère André, disciple du baptiste, que Pierre rencontre Jésus (Jean 1:40-42). Jean se distingue encore des synoptiques en ne connaissant pas l’épisode de la Transfiguration, où Pierre, en compagnie de Jean et de Jacques, voit Jésus irradiant en compagnie de Moïse et Élie (Matthieu 17:1-8, Marc 9:1-8, 9:28:36).

Matthieu et Luc racontent que Pierre est le premier à reconnaître Jésus comme le Christ; Matthieu ajoutant qu’il est par ce fait nommé futur chef de l’Église et renommé «Pierre» (Matthieu 16:16-18, Luc 9:20); mais Marc et Jean ne lient pas cette reconnaissance à la nomination en tant que chef de l’Église (Marc Jean 1:42).

Jean et Jacques (et parfois André) sont assez souvent associés à Pierre aux moments importants, comme au Mont des Oliviers, peu avant la Passion (Matthieu 26:37, Marc 13:3), au moment de la pêche miraculeuse (Luc 5:4-10). C’est également ces trois-là que Paul évoque parfois (1Co 15:5-7, Ga 2:8-15).

Le reniement de Pierre est un épisode commun aux quatre évangélistes: ayant affirmé à Jésus qu’il ne le trahirait pas (Matthieu 26:31-35, Marc 14:27-31, Luc 22:33-34, Jean 13:36-38), il jure trois fois ne pas le connaître lorsqu’il est dénoncé comme un de ses disciples (Matthieu 26:69-75, Marc 14:66-72, Luc 22:55-62, Jean 18:25-27).

Après la Passion, Pierre retourne quelque peu à l’anonymat des disciples, même lors de l’apparition de Jésus ressuscité (Matthieu 28:16, Marc 16:14). Luc lui fait constater le tombeau vide après que d’autres l’ont averti (Luc 24:12) ; Pierre est dit plus loin avoir vu Jésus ressuscité (Luc 24:34), avant que Jésus n’apparaisse à tous en chair et en os (Luc 24:39).

Pour Jean, Jésus apparaît d’abord à Marie de Magdala, puis deux fois à l’ensemble des apôtres sans que Pierre ne soit cité (Jean 20:19-29), il apparaît ensuite à sept apôtres dont Pierre «fils de Jean», à qui il demande trois fois s’il l’aime (Jean 21:15-17), avant de lui prédire à demi-mots une mort en son nom (Jean 21:19).

Le reste est plus anecdotique. On peut supposer qu’il est marié, puisque Jésus guérit sa belle-mère de fièvres (Matthieu 8:14, Marc 1:29-31, Luc 4:38-39).

Seul Matthieu le fait rejoindre Jésus marchant sur les eaux (Matthieu 14:28-29), Marc et Jean ne parlant que de Jésus pour cet épisode (Marc 6:49, Jean 6:19), que Luc ignore.

L’évangéliste Jean nous apprend que Pierre a tranché l’oreille du serviteur du grand prêtre venu arrêter Jésus (Jean 18:10), mais les synoptiques, moins bien informés, attribuent cette violence à un «compagnon» (Matthieu 26:51, Luc 22:50) ou à un «assistant» (Marc 14:47).

Enfin, en tant que chef de l’Église, Pierre aurait dû prendre toute son importance dans les Actes des Apôtres, mais il disparaît sans raison à la moitié du texte, et son nom est y bien moins mentionné (moins de 60 fois) que Paul (150 fois) qui apparaît au quart du texte mais qui, selon le Nouveau Testament, n’a jamais rencontré Jésus.

Deux épîtres sont attribuées à Pierre, qui n’est mentionné que dans deux épîtres attribuées à Paul, la première au Corinthiens et l’épître aux Galates, souvent pour s’y opposer.

En résumé, Jean débute et traverse l’évangile par de nombreuses références, de façon homogène dans les quatre évangiles, où il semble être considéré comme un trait d’union entre l’avant et la révélation.

1.3 En a-t-on récemment appris sur Jésus?

«Étonnamment, oui!», répond Daniel Marguerat, grâce aux écrits de Qumran découverts en 1947. Pourtant, s’il est vrai qu’on en a beaucoup appris sur cette communauté et qu’on a une bien meilleure vision des messianismes de l’époque, aucun des manuscrits ne parle d’un Jésus de Nazareth ni ne permet de dire qu’il était proche de cette effervescence. Le moindre petit indice sur Jésus aurait d’ailleurs certainement été largement exploité par les tenants de l’historicité de Jésus.

Quant à la certitude que ce n’est pas le christianisme qui a inventé l’antisémitisme, cela ne répond pas à la question de ce qu’on a récemment appris sur Jésus ; de plus, un empire romain anti-judaïque n’est nullement une excuse à l’antisémitisme qui s’est développé mille ans plus tard, largement alimenté par la théorie du peuple déicide. Doit-on de plus rappeler que la religion d’amour n’a pas été d’un grand secours aux juifs, a recommandé la rouelle lors du concile de Latran (1215), appliquée par saint Louis IX. Et n’oublions pas que si l’Église a clairement protesté contre l’élimination des handicapés mentaux avant 1940, elle est resté plus silencieuse quant à la shoah.

1.4 Réhabilitation de Paul

Marguerat s’en prend à des intellectuels qui, à l’instar de Nietzsche, colportent la haine de Paul, permettant l’ignorance coupable et persistante à son sujet. Paul aurait en fait fondé des communautés égalitaires en termes de classe, d’ethnie et de sexe.

Il est vrai que les Actes mettent en scène un Paul opposé à un Pierre inquiet sur les règles de pureté, se demandant par exemple s’il peut fréquenter les incirconcis. Paul a «donc» milité pour l’universalisation du christianisme, mais comment savoir si c’est par pure bonté d’âme : «Je me dois aux Grecs comme aux barbares, aux savants comme aux ignorants» (Romains 1:14), ou par calcul : «Je me suis fait Juif/sans loi/faible avec les Juifs/sans loi/faibles afin de gagner les Juifs/sans loi/faibles», et «je le fais à cause de l’Évangile, afin d’en avoir ma part» (Romains 9:20-23)?

Il est de plus bien difficile de connaître la composition des premières communautés autrement que par ce que les textes sacrés en disent, mais il est effectivement plausible, voire probable, qu’elles furent au début composées d’esclaves, de prolétaires et de femmes, des catégories écartées de toute position sociale avantageuse. Mais si on laisse les Actes pour les épîtres pauliniennes, il faut déchanter, au moins pour l’égalité des sexes.

Dans les épîtres qui lui sont attribuées, l’Apôtre veut par exemple que les Corinthiens sachent que «le chef de tout homme, c’est le Christ; le chef de la femme, c’est l’homme» (1 Corinthiens 11:3) ou que «ce n’est pas l’homme, bien sûr, qui a été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme» (1 Corinthiens 11:9), invoquant le récit de la création de la Genèse où la femme est née d’une côte d’Adam (Genèse 2:21-23).

Il impose aux femmes qui prophétisent de se cacher leurs cheveux ou de les couper (1 Corinthiens 11:5-6), et elles ne peuvent prendre la parole dans les assemblées mais doivent interroger leur mari à la maison (1 Corinthiens 14:34-35). Enfin, l’Apôtre ami des femmes leur rappelle encore : «Femmes, soyez soumises à vos maris, comme il se doit dans le Seigneur.» (Colossiens 3:18)

Cette dernière épître était encore lue dans les églises dans les années 70 ; mais depuis, l’apologétique préfèrent insister sur le fait qu’il y avait des diaconesses (femme consacrée surtout aux œuvres de charité dans les premiers siècles de l’Église, selon le Trésor de la Langue française informatisée) et des femmes qui prophétisaient… ce qui n’est pas extraordinaire dans le monde gréco-romain.

Marguerat, qui parle volontiers d’«ignorance coupable et persistante» au sujet de Paul, oublie également ce verset d’une épître de l’Apôtre : «Esclaves, obéissez en tout à vos maîtres d’ici-bas, non d’une obéissance toute extérieure qui cherche à plaire aux hommes, mais en simplicité de cœur, dans la crainte du Maître.» (Colossiens 3:22).

2. Jésus et les siens, p. 52-55

Cet article est écrit par Régis Burnet, de la Faculté de Théologie de l’Université catholique de Louvain. Il commence par le fait que Jésus n’était pas accompagné seulement des douze apôtres, mais qu’il y avait aussi la foule et d’autres disciples, et parmi eux un centurion, un collecteur de taxe, un chef de synagogue… Cette prévention devrait être inutile aux chrétiens, puisqu’une lecture, même superficielle, des évangiles permet de s’en rendre compte : les miracles ne sont pas destinés qu’aux apôtres, mais aux aveugles, aux boiteux, aux paralytiques, aux possédés, et à la nombreuse foule qui a suivi Jésus au désert sans avoir prévu de quoi manger.

Par contre, prendre à la lettre le nombre des douze apôtres est pour le moins surprenant, surtout quand l’auteur précédent a précisé que ce nombre est surtout symbolique. L’appellation «Douze» est parfois utilisé dans les évangiles, surtout au moment de leur institution, mais les noms de la plupart d’entre eux ne sont mentionnés qu’en cet endroit (Matthieu 10:1-4, Marc 3:14-19, Luc 6:13-17). Jean, quant à lui, ne parle pas de cette institution et ne mentionne le groupe des Douze qu’en deux endroits (Jean 6:67-71 et Jean 20:24), la seconde fois quand ils ne devaient être qu’Onze, comme les appellent les synoptiques après la Résurrection (Matthieu 28:16, Marc 16:14, Luc 24:9, Luc 24:33): c’est dans les Actes, postérieurs au récit évangélique, que le sort remplace Judas par Matthias (Actes 1:26).

2.1 Les femmes

Si les femmes, selon notre apologiste, sont très présentes lors de certains épisodes, c’est certainement moins par féminisme qu’à des fins d’édification des apôtres ; Jésus rabaissant volontiers les apôtres. C’est le cas par exemple de cette pécheresse qui verse un parfum très cher sur la tête de Jésus, ce qui lui donne l’occasion de prédire aux apôtres qui s’en offusquent sa propre fin prochaine chez Simon le lépreux (Matthieu 26:6-12, Marc 14:3-8). Chez Luc, elle lui arrose les pieds de ses larmes, les essuyant avec ses cheveux puis les couvrant de parfum (Luc 7:37-39), ce qui est l’occasion pour Jésus de sermonner Simon (pharisien pour Luc) sur la valeur du pardon (Luc 7:40-47).

Notre théologien ne considère que le témoignage de Jean lorsqu’il dit qu’il n’y avait que des femmes au pied de la croix, hormis le disciple que Jésus aimait (Jean 19:25-27). Rappelons-lui que pour les synoptiques, il n’y a personne, plusieurs femmes regardant à distance (Matthieu 27:55-56, Marc 15:40-41, Lc 23:49), Luc ajoutant néanmoins «tous ceux de la connaissance de Jésus» (Luc 23:49). J’invite ce théologien à se rafraîchir la mémoire en lisant ce passage dans une synopse des quatre évangiles.

Il aurait été un peu plus avisé de rappeler que les quatre évangélistes mentionnent explicitement les femmes comme premiers témoins du tombeau vide ou du message de la résurrection. Jean raconte très simplement que Marie de Magdala est seule à rencontrer Jésus et va ensuite le dire aux disciples (Jean 20:13-18). Les synoptiques en convoquent plusieurs: Matthieu ajoute une autre Marie à la visite du tombeau (Matthieu 28:1-8), Luc ajoute encore Jeanne (Luc 24:10), remplacée chez Marc par Salomé (Marc 16:1). Ils sont d’accord pour dire que la résurrection leur est explicitement annoncée, par un ange (Matthieu 28:5-6), un jeune homme (Marc 16:5-6) ou deux hommes aux habits resplendissants chez Luc (Luc 24:4-6).

Ce n’est qu’en courant avertir les disciples que Jésus vient à leur rencontre pour également faire dire aux apôtres de l’attendre en Galilée (Matthieu 28:9-10). Les disciples doivent les croire puisqu’ils vont retrouver Jésus sur une montagne de Galilée (Matthieu 28:15), mais Luc affirme néanmoins que les disciples ne les croient pas (Luc 24:11-12). Marc professe quant à lui que les femmes, tremblantes de peur, n’osent rien dire à personne (Marc 16:1-8), Jésus apparaît alors à Marie de Magdala, qui n’est pas crue non plus (Marc 16:9-11).

Les soins du mort revenant aux femmes, ce sont évidemment elles qui sont les plus susceptibles de trouver le tombeau vide et d’apprendre aux apôtres la nouvelle de la résurrection. Mais encore une fois, les apôtres sont ici vus comme sceptiques et incroyants, alors que les femmes, même perplexes, sont plus naïves et servent à dénoncer le manque de foi des apôtres. La raison de cet épisode est évidente : il faut apprendre à ne pas douter de la bonne nouvelle, et les femmes sont instrumentalisées à cette fin.

2.2 «Dans les pas des Douze»

Ce sous-titre au parfum de catéchisme figure bien dans ce numéro du VIF/L’EXPRESS. Un tableau de la page 55 nous donne les attributs, terres de mission, lieux de martyre et fête des douze apôtres. Tout (à peu près) est apocryphe, c’est-à-dire que qu’on n’en trouve nulle référence dans le Nouveau Testament, mais que les informations sont issues de la Tradition (évangiles ou autres textes non retenus dans le Canon, opinions des Pères de l’Église…).

Où est-il écrit que Pierre est allé à Rome? Nulle part dans le nouveau testament. Son tombeau n’a jamais été découvert, mais la Tradition le situe juste en dessous du baldaquin du Bernin à St-Pierre de Rome. Le Nouveau Testament est muet au sujet de ce voyage, Pierre étant en charge des circoncis selon les Actes, qui ne lui reconnaissent aucun martyre et, évidemment, aucun crucifiement à l’envers. Il en va de même pour son frère André et sa croix en X. Personne n’a semble-t-il montré des Romains se plier aux caprice des suppliciés.

Les Actes affirment clairement qu’Hérode fit périr Jacques «frère de Jean» (Actes 12:2) mais en qui la Tradition veut plutôt voir le frère de Jésus, et la chronologie néo-testamentaire permet d’inférer une date pour sa mort. Par contre, si l’on en croit le livre XX des Antiquités judaïques de Josèphe, c’est le prêtre Anan qui le fait lapider. Quant à Jean, qui aurait écrit son évangile dans la vieillesse, c’est également la Tradition qui le fait mourir frit dans l’huile.

Moins de certitude encore pour les sept autres, nommés une seule fois dans les évangiles et à peine évoqués dans les Actes. De toutes façons, la Bible de Jérusalem ne connaît le mot martyrs («témoins») qu’une seule fois (Apocalypse 17:6) : on peut donc raisonnablement penser que la tradition du martyre est plutôt tardive.

2.3 Le martyre de Paul

De retour dans le texte, Régis Burnet évoque aussi l’emprisonnement de Paul et son martyre à Rome vers 60. Les Actes parlent d’un premier procès intenté par les Pharisiens et les Sadducéens, au terme duquel le roi Agrippa ne trouve rien à lui reprocher (Actes 26:31-32), mais Paul, ayant réclamé en tant que citoyen romain d’être jugé par César lui-même, est finalement envoyé à Rome (Actes 25 et 26).

On ne sait rien de ce procès qui n’a laissé de trace ni dans les Actes, ni dans le reste du Nouveau testament, ni chez les Romains : Suétone, qui en tant que secrétaire d’Hadrien aurait pu avoir accès aux archives impériales et toujours prompt à noircir les julio-claudiens, est muet sur ce point. Toujours est-il qu’après de nombreuses péripéties, Paul arrive à Rome où il convoque les notables juifs sans les convertir tous (Actes 28:17-28), puis s’installe, gardé par un soldat, dans une maison où il reçoit qui il veut pendant deux années (Actes 28:29-30) : l’empereur avait certainement beaucoup à faire. Le récit s’arrêtant à cet endroit, certains se sentent autorisés à penser qu’il fut jugé, condamné et martyrisé, et pourquoi pas, confraternellement avec Pierre, qui a demandé à être crucifié la tête en bas. Notez que Paul, en tant que citoyen romain, n’aurait pu partager ce martyre.

Le texte de Régis Burnet aborde également, sans les résoudre, le problème des motivations, de la nécessité et du destin de Judas, ainsi que celui des «frères» de Jésus, qui ne vous taraudera que si vous tenez à la virginité perpétuelle de Marie. Pour nombre de protestants, il s’agit de frères cadets, Marie n’ayant théologiquement pas besoin de rester vierge après son premier accouchement ; pour les orthodoxes, ce sont les fils de Joseph, d’un premier lit. Mais les dogmes sont exigeants.

3. Genèse de l’Église, p. 58-59

L’auteur, Michel-Yves Perrin, est Directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Etudes - Section des Sciences Religieuses. Ce titulaire de la chaire «Histoire et doctrines du christianisme latin (Antiquité tardive)» semble également prendre les écrits néo-testamentaires pour de l’histoire.

C’est ainsi qu’il affirme sans distanciation qu’Étienne est lapidé au milieu des années 30 en présence de Paul (Actes 7:54-60), ce qui signifie admettre que Jésus est né au tout début de l’Ère Commune et qu’il est mort vers trente ans, et que l’élection comme diacre d’Étienne a eu lieu dans une toute jeune communauté ayant débuté à la pentecôte. Prendre les Actes au pied de la lettre est risqué, même à défaut de sources profanes, d’autant plus qu’il semble dire plus loin que les Actes des Apôtres sont un apocryphe du second siècle. La lecture d’une synopse vous montrera qu’il y a tellement de différences, sinon de contradictions, entre les évangiles censés avoir été écrits au premier siècle qu’il n’est pas sérieux d’attendre beaucoup de précision de la part des Actes.

Une réhabilitation de Paul est également à l’œuvre, l’auteur pointant le fait que les femmes ont plus de responsabilités dans les communautés chrétiennes que dans le reste de la société. Cette assertion est très naïve, car il n’y a pas de commune mesure entre la société civile et l’organisation d’une communauté religieuse : les femmes ont toujours et partout eu de l’importance dans le privé. Elle est fausse quand la comparaison est plus soignée : des femmes en charge de culte existaient dans l’antiquité grecque et romaine : prêtresses, vestales, pythies…

4. L’odyssée du Nouveau Testament, p. 60-61

Concédant que l’ordre des textes du Nouveau Testament n’est pas chronologique, Régis Burnet continue pourtant l’esbroufe historicisante de ses collègues : Paul est converti à la doctrine de Jésus au milieu des années trente, rejoint la communauté d’Antioche vers 40, fonde ses propres missions à partir de 50, écrit aux Thessaloniciens vers 51 et commence vers 54 une correspondance avec les Corinthiens, pour terminer avec son épître aux Romains vers 58. On peut difficilement voir l’utilité d’écrire aux Romains s’il est déjà à Rome et qu’il peut les recevoir chez lui.

Si les évangiles commencent à être composés (peu avant 70 pour Marc), ce serait parce que les apôtres sont peu à peu martyrisés (nous avons vu que cela ne figure nulle part dans le nouveau testament sauf concernant Jacques passé par le glaive par Hérode ou lapidé par Anan) et que surtout Jésus ne revient pas, évoquant pour la première fois dans ce dossier la croyance des premiers chrétiens en un retour imminent du Christ : «en vérité je vous le dis : vous n’achèverez pas le tour des villes d’Israël avant que ne vienne le Fils de l’homme» (Matthieu 10:23). Les deux autres synoptiques sont vaguement situés (la Syrie pour Matthieu et la Diaspora pour Luc), mais pas datés, certainement parce qu’il y a controverse entre les spécialistes.

Il est ensuite question du «corpus johannique», à savoir l’évangile particulier selon Jean et l’Apocalypse, sans préciser toutefois que l’attribution traditionnelle de ces deux textes à l’apôtre Jean n’est plus de mise que pour les plus littéralistes, l’Apocalypse attribuée à Jean étant maintenant considéré comme un texte juif messianique auquel on les chrétiens ont ajouté les trois premiers chapitres. L’auteur termine avec l’évocation de quelques épîtres non pauliniennes, «difficiles à dater et à inscrire dans une communauté particulière».

Bref, un texte peu enclin à la critique historique, qui ne semble pas faire partie de la méthodologie de ce docteur en sciences religieuses.

5. Conclusion

Dans ce dossier se sont exprimés des théologiens, avec pour seule ouverture d’esprit la parole donnée à un pasteur protestant. Nous avons pu voir qu’il ne s’agit pas toujours des personnes les mieux placées pour parler des religions, soit parce qu’elles sélectionnent les textes ou les versets en fonction des nécessités, soit parce qu’elles de méthodes qui risquerait de mettre leur croyance à mal. Et quand les textes ne suffisent pas, c’est la tradition que l’on fait parler. Or celle-ci est des plus fugaces. Et chacun peut constater à la lecture du dossier qu’aucune référence n’est donnée.

On peut légitimement se demander si Le Vif-L’Express a cherché à se doter d’enquêteurs impartiaux – surtout pour une «contre-enquête» –, ou même s’il ne s’agit pas d’un dossier qui leur a été fourni «clé en mains» tant l’enquête est partiale.

6. Bibliographie

Deiss, Lucien, Synopse des Évangiles, Desclée de Brouwer, 1991

École biblique de Jérusalem, Bible de Jérusalem, 1998

Makarian, Christian, «La Grande Histoire de la Chrétienté», dossier Le Vif-L’Express n° 3259, 20 décembre 2013

Sur ce site : Synopse des quatre évangiles à partir du texte de Segond (1910). Une adaptation pour la Bible de Jérusalem sera envisageable si le texte de 1956 est disponible dans le domaine public, en 2027 ?