Mon oncle Jacques Haubourdin

CETTE page évoque le souvenir de mon oncle Jacques Haubourdin (1933-2009), qui fut prêtre catholique de 1961 à 1999. Ayant exercé son ministère dans les territoires peuplés du Borinage, de la région du Centre, du pays de Charleroi, et plus campagnards de la Thiérache hennuyère et de la Haute-Sambre, il plaira peut-être à ses anciens paroissiens d'avoir de ses nouvelles posthumes.

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Il se fait que nous nous voyions peu, mais discutions toujours avec grand plaisir, lui croyant et moi athée depuis à partir de mes quinze ans. J'ai toujours eu de l'intérêt pour le phénomène de la croyance, ce qui m'a notamment conduit à entreprendre des études de sociologie en fin de trentaine.

Jacques n'était pas un homme ordinaire et je le qualifiais même d'anarchiste à mes 16 ou 17 ans, à une époque où le mot m'évoquait plus un non-conformisme qu'une doctrine politique. Jacques n'était pas un surhomme non plus, mais il avait une qualité qui faisait que je pouvais me sentir bien avec lui : il avait du temps, il était présent.

La nécrologie

Le site de l'évêché de Tournai (Belgique) offre la nécrologie suivante : Ordination de Jacques Haubourdin, 16 juillet 1961

Haubourdin Jacques
Né le 25/09/1933 à Quaregnon
Ordonné le 16/07/1961 à Tournai
Décédé le 22/11/2009 à Bruxelles
[…]
Ses funérailles ont été célébrées le 27 novembre 2009
en la Collégiale Saint-Vincent de Soignies.

La notice de l'évêché énonce les paroisses dans lesquelles Jacques a officié, sans date et en omettant sa dernière affectation :

Le 12 octobre 2009, Jacques a demandé pour son enterrement la lecture des neuf derniers versets de l'Évangile selon Luc (Lc 24:45-53), à savoir les dernières paroles de Jésus suivies de son ascension, en relation avec les versets homologues en Actes des Apôtres (Ac 1:8-9).

S'il n'a pas précisé de première lecture, il a néanmoins cité un verset de la première Épître de Jean : «Dieu est plus grand que notre cœur et il connaît tout» (1Jn 3:20), et un autre des Psaumes «même la ténèbre n'est point ténèbre devant toi et la nuit comme le jour illumine» (Ps 139:12).

Les débuts

Fac-simile de l'article sur les prémices de l'abbé Jacques Haubourdin, dont le texte est reproduit ci-dessous

Le premier office d'un prêtre ordonné s'appelle «messe de prémices». Celle de Jacques, dont vous avez un témoignage ci-contre, a eu lieu à Quaregnon Centre (église saint Quentin). L'article provient d'une coupure non datée d'un journal non identifié, retrouvée dans le portefeuille de sa mère.

«Ce dimanche, la paroisse de Quaregnon Centre a, une fois de plus, pavoisé en l'honneur d'un de ses enfants appelé au sacerdoce.

«Le 16 juillet de cette année était ordonné prêtre au service du diocèse M. l'abbé Jacques Haubourdin, de Soignies, mais qui pendant les premières années de sa vocation était domicilité à Quaregnon.

«C'est donc dans l'église où si souvent il servit la messe, qu'il est venu ce dimanche chanter sa messe de prémices.

«Vers 10 heures, un cortège prit le nouveau prêtre à la grande cour, au domicile de MM. les vicaires Georgery et Chapelle.

«De nombreux jeunes en uniforme, escortés de leurs drapeaux, conduisirent M. l'abbé Haubourdin vers l'église, en chantant des cantiques. Parents, amis furent également nombreux dans ce cortège.»

Manage (1961-1967)

Étant né en 1959, c'est de Manage que datent mes premiers souvenirs de Jacques.

Il a dû habiter à Manage avant que son père ne soit retraité, en 1963, des Chemins de Fer à Soignies. Toujours est-il que ses parents se sont installés avec lui à ce moment.

Il y avait une grande salle avec une grande table, qui servait probablement pour des réunions paroissiales. Une ronéo prenait de la place. Pour un enfant, c'est extraordinaire de voir percer des stencils avec une machine à écrire, à l'époque tout à fait manuelle, l'odeur du correcteur rouge, de l'encre, et surtout, la possibilité de dupliquer et diffuser un texte.

La «pièce de devant» était manifestement destinée à recevoir de petites réunions, avec un projecteur et un écran de cinéma. Un de ces films mettait en scène un homme préhistorique qui ne connaît pas Dieu, ce qui est bien dommage…

Lors d'une visite à l'église, Jacques a fait sonner une cloche en dehors de l'heure – peut-être a-t-il voulu nous le faire croire.

Dans un accident de mobylette, Jacques a été victime d'une fracture multiple du péroné, qui le gênera toute sa vie. Mont-sur-Marchienne, église St-Paul

Mont-sur-Marchienne (1967-v1972)

Les grand-parents ont acheté une maison à Braine-le-Comte, non loin de notre maison familiale, et y ont vécu quelque temps vers 1967. C'est à peu près «en ces temps-là» que Jacques a reçu une nouvelle affectation, à Mont-sur-Marchienne, dans la banlieue de Charleroi. Sa cure était à gauche de l'Église, le jardin la jouxtait.

C'était l'époque des messes des jeunes, et une pièce servait de local de répétition pour le groupe qui s'était chargé d'animer la messe – je n'en ai vu que les amplis et la batterie.

Souvenir d'été 1971 : une pièce à l'étage était remplie de documentation diverse : il y avait même un paquet de manuels d'éducation affective et sexuelle, édités par une officine moraliste si j'en juge par deux phrases qui me reviennent : «La danse devrait être un art, elle est devenue un déhanchement vulgaire» (témoignage d'une jeune femme) et «Après l'amour, l'homme allume une cigarette ou se retourne et s'endort».

La maturité

Pâturages (v1972-1978)

Je ne suis jamais allé le voir dans cette paroisse. C'était le temps (vers 1976) où l'on commençait à parler du schisme de Marcel Lefèbvre, un des premiers «traditionnalistes» médiatiques, qui n'a pas supporté l'idée du «droit de chercher la vérité en matière religieuse». Lors d'une de ses visites à la maison familiale, Jacques m'a fait remarquer l'inquiétude des chrétiens ouverts, en regard de l'impassibilité des gens de droite, tel Lefèbvre ou Giscard, qui ne haussent jamais la voix.

Montignies-sur-Sambre (1978-1979)

Je n'ai aucune peine à dater ma seule visite à cette autre banlieue de Charleroi : printemps 1979 sur fond d'élections sociales.

Je lui parle d'une découverte que j'ai faite à l'époque : «paradis» est un terme persan qui signifie «jardin d'agrément, protégé, clos»; l'expulsion de ce havre de paix pourrait symboliser la naissance et les tracas de la vie. Il me répond que c'est possible – et même probable – mais que cela ne change rien à sa foi.

Je visite l'église, où Jacques me joue la seule chose que je l'aie jamais entendu jouer : Toccata et Fugue en Ré mineur de Jean-Sébastien Bach. Je regarde ses disques (vyniles noirs de 30cm, le CD n'ayant pas encore été commercialisé), où je retrouve «Jésus-Christ Superstar», «Orange mécanique» et du Bach par les «Swingle singers».

À la radio, il tombe sur le programme de classique où est donnée une pièce contemporaine assez tarabiscotée qui le scotche quelques minutes. Il ne s'y connaît pas plus que moi dans ce genre mais cela l'intrigue et l'amuse, comme l'amusera et l'intriguera la haute-contre Klaus Nomi dans sa reprise de Cold Song de Purcell au début des années 80.

Momignies (1979-1989)

Je ne suis pas allé le voir non plus à Momignies, un endroit de Belgique des plus reculés par l'absence de trains, dans un repli de la frontière belge dans la botte du Hainaut.

Labuissière (1989-1999)

La cure et le clocher de l'église de Labuissière, vus du jardin abandonné (13.07.2009)

C'est certainement à ce moment que je suis le plus allé le voir. Labuissière est un village sur la Haute-Sambre, au sud de Binche, non loin de la frontière française.

Fils de chef de gare, Jacques s'est toujours intéressé aux chemins de fer, mais, actualité oblige, c'est le TGV qui le passionne. Il se fait inviter à toutes les tables rondes, colloques… où le public est admis. Tant et si bien qu'il parvient, vers 1993, à faire installer dans une grange près de son domicile l'exposition du TGV qui avait eu lieu à la gare du Midi (Bruxelles) et, à l'époque, nulle part ailleurs. L'exposition commençait par la célèbre affiche de Che Guevara, et comportait une maquette (au 1/20?) d'une partie de train…

Jacques avait envie d'écrire quelque chose à propos du TGV, qui par ailleurs passait sur la petite ligne derrière sa cure, au départ de Liège et passant par Charleroi, doublant une ancienne chaussée romaine. J'ai tenté de rassembler ses idées, que je ne suis pas parvenu à synthétiser. J'en retiens que le TGV était mal exploité et la publicité mal faite : le prix était élevé, mais deux tarifs préférentiels, réservés huit ou trente jours auparavant (Joker8 et Joker30) le rendait attrayant. Privilège peut-être des églises qui se vident, il semblait pouvoir dégager du temps pour ces réunions, ainsi que plusieurs visites dans les institutions européennes.

Jacques m'a parlé plusieurs fois de l'échelle de Jacob (Gn 28:11-19). Je n'ai jamais compris ce que signifiait ce songe (il aimait parfois rester mystérieux) où des anges montent et descendent sur cette échelle entre terre et ciel, mais je lui ai fait remarquer qu'il signait volontiers Jacq'Haub et qu'une voie de chemin de fer ressemblait beaucoup à une échelle horizontale, interprétation qui l'a assez impressionné.

Fin de l'été 1995, Jacques dit à Quaregnon-Centre la messe d'enterrement de sa tante Germaine.

Une pierre tombale en face de l'église de Labuissière

Il vient me chercher à la gare de Binche en automne 1995, me montre un dolmen sur le chemin. Nous avons visité ce qu'il reste du château de l'autre côté de la Sambre et il me montre les pierres tombales sur le mur entre l'église et son jardin, dont une au style heurté (Labuissière s'appelait auparavant Gouy).

Église ste Vierge à Merbes-ste-Marie

ICI REPOSE LE CORPS DE MAITRE FRANC° LE FRAN · NATIF DE RAMOVSI · DECEDE LE 1R DE 7BRE 1719 AGE DE 76 ANS · PRESTRE DE 51 EN SON TANS PASTEVR DE HNGRIA DE AVDRE ET RINGES ET PVIS DE GOVI LA BVISSIERE - REQVIESCAT IN PACE

Durant l'après-midi, nous recevons la visite du doyenPrêtre ayant une fonction intermédiaire entre l'évêque et le curé. de Solre-sur-Sambre, suffisamment prévenant pour s'inquiéter de ce que leur conversation ne m'ennuie pas, au cas où je ne serais pas croyant…

Jacques était également en charge de la paroisse ste-Vierge de Merbes-ste-Marie, église dont la base du clocher est très ancien et dont il était très fier. Il taquinait volontiers le curé de Merbes-le-Château, dont il appelait les paroissiens les Merbeux. À cause du manque de fidèles, il ne donnait plus la messe dominicale à Labuissière, mais à Merbes-ste-Marie. En 2009, on n'y disait plus qu'une messe dominicale par mois.

En 1997, nous visitons le train Eurostar en Gare du Midi peu avant sa mise en service (décembre 1997). Il me parle à cette occasion de la Transfiguration (Mt 17:1-9, Mc 9:2-9, Lc 9:28-36), qui semble lui tenir à cœur, mais je n'ai pas compris non plus ce que cela avait de fondamental, et il n'a pas voulu me l'expliquer.

La retraite

En 1999, il a été question de réquisitionner une partie de sa cure pour un organisme s'occupant d'archives. Il a assez mal pris qu'on le lui ait d'abord caché, puis nié malgré quelques visites de l'Administration. Âgé de 66 ans, il a décidé de prendre sa retraite.

J'ai assisté en octobre 1999 à une de ses toutes dernières messes, à l'église ste-Vierge. Nous n'étions qu'une dizaine, dont deux futurs communiants et deux visiteurs.

Retour du Sud

À la retraite, Jacques a voulu, comme beaucoup de Belges de sa génération, terminer ses jours dans le sud de la France. Le climat de Carcassone, trop venteux et humide en hiver, ne lui a pas convenu.

Il s'est alors installé à la Maison des Anciens Prêtres en face de l'évêché de Tournai, à côté de la cathédrale aux cinq clochers. Je lui ai fait remarquer que je comprenais qu'on puisse être ancien curé mais pensais néanmoins qu'on restait prêtre toute sa vie, ce dont il a convenu.

Ils n'étaient plus que cinq dans les années 2000, à dire la messe à tour de rôle.

La maladie

Après l'assassinat de Frère Roger (1915-2005), Jacques décide d'aller en train à Taizé pour suivre la cérémonie d'enterrement mais y arrive assez difficilement. Sa sœur et son beau-frère vont le rechercher nuitamment et des examens médicaux suivent. On lui diagnostique un alzheimer, sans pouvoir le confirmer par une résonance magnétique, pour cause de prothèse métallique. Il entre à la maison de repos et de soins des Deux-Alice, à Uccle.

Bien que physiquement très éprouvé, marchant avec beaucoup de difficultés, Jacques reste d'une grande maîtrise de la parole, et même s'il ouvre toujours autant de parenthèses, il les ferme consciencieusement, témoignant bien plus d'une pensée en arborescence qu'un signe de dégénérescence mentale. À l'hôpital où il est interné dans un premier temps, une infirmière balaie nos doutes : «Ce n'est pas en niant son mal que vous l'aiderez». Nous jouerions donc (avec le beau-frère, pourtant médecin) le rôle de la famille qui refuse le diagnostic, conformément au scénario bien connu de la dénégation de la dégénérescence mentale.

Jacques souffrait surtout de vertiges et de pertes d'équilibre, avec une grande crise vers dix heures et une crise moindre dans l'après midi. Son prétendu «alzheimer» régresse lorsqu'on lui réduit de moitié la dose de son normalisateur de rythme cardiaque qu'il prend deux fois par jour… le matin et à midi. Lorsqu'on lui supprime le médicament peu après, Jacques ressuscite : il peut rapidement quitter la maison de repos d'Uccle.

La fin

Il retourne vivre seul à Tournai. En fin d'été 2008, il éprouve de plus en plus de difficultés à monter les escaliers. On lui diagnostique – sérieusement cette fois-ci – une sclérose latérale amyotrophique (SLA). Il entre en maison de repos à Ste-Monique dans les Marolles (Bruxelles). À la mi-novembre 2009, son état s'aggrave soudainement. Il meurt à St-Luc le 22, après avoir dit au revoir à sa sœur, son beau-frère, ses neveux et nièces. Il est enterré quelques jours plus tard auprès de ses parents dans le cimetière de Soignies.

Serviteur d'une Église «en mutation»

Concile Vatican II

Concile s'étant déroulé d'octobre 1962 à décembre 1965. Convoqué par Jean XXIII (1881-1963), il a été finalisé par Paul VI (1897-1978). À part un rite modernisé (le prêtre ne tourne plus le dos aux fidèle, et la messe est traduite en langue vernaculaire), l'Église s'ouvre vers les autres religions (Dignitatis humanæ)

Jacques a commencé son sacerdoce au début des années 60, alors que le catholicisme structurait encore fortement la société. Il a connu le concile Vatican II, un moment où l'Église a tenté de faire son aggiornamento, rapprochant le prêtre de ses fidèles en donnant la messe face à l'assemblée et dans une langue compréhensible.

Les traditionnalistes veulent voir la cause du déclin dans la modernisation de l'Église catholique. Quelques paroisses revenues à la messe selon Pie V ont connu un regain de vigueur, mais au détriment d'autres paroisses qui se vident d'autant de fidèles. De plus, la sécularisation n'épargne aucune religion instituée en occident La question de savoir s'il y a eu déclin «à cause» ou «malgré» Vatican II semble être tranchée en faveur du second terme : la baisse a commencé bien avant Vatican II et a connu un relatif répit entre 1965 et 1968 avant de reprendre de plus belle.

Jacques était à la fin de sa vie encore en contact avec des prêtres de sa génération, une génération dynamique qui croyait à une Église moderne. Ses dernières conversations portaient sur les prêtres mariés et l'association «Hors-les-Murs», ne comprenant pas une Église s'arc-boutant sur ses conceptions rétrogrades.

Nos plus grands conflits portaient sur Marc Chagall, dont j'aime avant tout les couleurs, et sur Le Corbusier, dont je n'aime rien, pas même la chapelle de Ronchamp, qu'il adorait.

  Jean-Christophe